Contextes - Penser l'ancien droit privé - 111

LES HABITS NEUFS DE L'ANTHROPOLOGIE JURIDIQUE

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en situant l'ensemble des sociétés humaines sur une même échelle de
progrès continu, postule l'universalité du droit et de ses catégories7. Pour
les premiers juristes-anthropologues du xixe siècle, le droit est appréhendé
comme s'il était déjà-là, à l'état latent, ne demandant qu'à s'épanouir une
fois ces sociétés, encore dans le stade de l'enfance, parvenues à la majorité
juridique8. En affirmant ainsi l'ubiquité du droit, assortie de son cortège
d'histoires juridiques universelles de l'humanité9, cette prémisse autorise
l'analyse de l'écart entre eux et nous au prisme des catégories juridiques
romaines10. S'ajoute à cette première explication une raison plus politique,
sans doute, liée à la colonisation : nombreux sont les juristes occidentaux,
à la charnière des xixe et xxe siècles, à croire fermement à la mission civilisatrice de la France dans ses colonies, dont on sait qu'elle passe, notamment,
par l'introduction forcée de la propriété privée. Le droit se faisant l'instrument privilégié de domination des peuplades colonisées, quel intérêt
aurait-on trouvé, dans ces conditions, à interroger la pertinence épistémologique de nos catégories logiques ?
À l'inverse, après la Libération, au moment de la fondation disciplinaire
de l'anthropologie juridique, les ethnologues du droit proclament subitement l'inadéquation absolue des concepts juridiques occidentaux pour
analyser la vie juridique africaine. Pourquoi ce brutal surgissement, sur
la scène scientifique, d'une question épistémologique jusqu'alors inexistante en France ? Les raisons en sont d'abord profondément contextuelles :
l'avènement des décolonisations, renforcé, dans les années 1970, par les
théories postcoloniales, contraint brutalement les juristes-anthropologues
à repenser leur rôle et leurs méthodes. L'urgence consiste en particulier
7. Voir, par exemple, H. Sumner Maine, Études sur l'ancien droit et la coutume primitive,
Paris, Thorin, 1884, p. 21 : « si l'on imagine une société ancienne comme une société où se
manifestent des phénomènes d'usages et d'idées légales qui, s'ils ne sont pas identiques,
offrent du moins une assez grande ressemblance, avec les phénomènes du même genre que
le monde d'Occident doit avoir présenté à des époques qui relèvent chronologiquement
de notre passé, - l'Orient abonde certainement en fragments de société ancienne ». Le cas
de l'Inde, qu'il connaît bien, lui apparaît comme « le grand musée où se trouvent réunis
tous les phénomènes d'anciens usages et d'anciennes idées juridiques encore susceptibles
de vérification » (p. 33).
8. Voir, sur ce point, les remarques très stimulantes de L. Assier-Andrieu, qui prend acte
de la leçon d'Aldo Schiavone : le droit est, avant tout, une invention romaine et, partant,
une catégorie relative à l'Occident, ce qui n'empêche pas les sociétés autres de disposer d'un
système de normativité propre (« Dificultad y necesitad de la antropologìa del derecho »,
Revista de Antropologìa Social, t. 24, 2015, p. 35-52).
9. Sur l'obsession de l'origine indo-européenne des sociétés occidentales et ses divers
avatars, cf. J.-P. Demoule, Mais où sont passés les Indo-Européens ? Le mythe d'origine de
l'Occident, Paris, Seuil, 2014.
10. Il faut ajouter à cette explication la philosophie positive des savoirs du xixe siècle,
qui se caractérise par son obstination à penser que tous les savoirs humains partagent les
mêmes catégories (N. Adell, Anthropologie des savoirs, Paris, Armand Colin, 2011, p. 79).

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