Contextes - Penser l'ancien droit privé - 115

LES HABITS NEUFS DE L'ANTHROPOLOGIE JURIDIQUE

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à nos modes de pensée et catégories juridiques s'impose, si l'on veut saisir
la réalité socio-juridique négro-africaine »20. Et le futur fondateur de la
revue Droit et Cultures de plaider pour « écarter définitivement les concepts
de droits réels-personnels, de droits individuels-collectifs, de droit privépublic »21. En matière de propriété, par exemple, Raymond Verdier relève
l'inadéquation des termes mêmes du vieux débat collectivisme versus
propriété privée, qui divisait le monde des juristes depuis le xixe siècle :
en Afrique, l'individu et la société étant englobés dans une même réalité,
il n'y aurait pas lieu de déceler une quelconque propriété collective du
clan, qui s'opposerait à un individualisme contractuel par ailleurs inexistant22. L'originalité des conceptions juridiques africaines interdit ainsi le
« recours à des catégories qui lui sont étrangères »23. Il importe, précisera-t-il
quelques années plus tard, de s'appuyer sur les travaux des ethnographes
pour « discerner le sens et la fonction du droit africain, qui est hors des
prises de nos catégories », en ouvrant « le concept sans le détruire »24.
Cette première esquisse de réflexion, inaugurée par quelques acteurs
des années 1950, culmine lors de la fondation du Laboratoire d'anthropologie juridique de la faculté de droit et des sciences économiques de Paris,
créé par Michel Alliot en 1963-1964. Bientôt inclus dans le département de
droit et économie des pays d'Afrique, inauguré rue d'Assas en juin 196425,
le Laboratoire fait de la lutte contre le transfert des concepts son mot
d'ordre. Cette affirmation du refus de l'analyse des systèmes juridiques
africains à l'aide des concepts du droit occidental, loin de constituer un
choix méthodologique neutre, s'inscrit dans le contexte politique brûlant des
indépendances. Or, les premiers juristes « ethnologues » s'étaient illustrés,
20. « Les problèmes de la propriété privée et collective chez les peuples primitifs. Quelques
remarques sur la propriété négro-africaine », Études de droit contemporain. Ve Congrès
international de droit comparé - Bruxelles 1958, Paris, Éditions Cujas, 1963, p. 105.
21. Ibid., p. 106.
22. Ibid., p. 108.
23. Ibid., p. 110.
24. « Ethnologie et droits africains », Journal de la Société des Africanistes, tome 33,
fasc. 1, 1963, p. 105-106. Raymond Verdier, dans ce texte, s'appuie en effet sur les plus
récentes publications en ethnologie générale, et notamment sur Claude Lévi-Strauss,
Paul Bohannan et Max Glückman, en prenant soin d'extraire de ces œuvres le contenu
intéressant la matière juridique.
25. Pour un survol de la vie et des travaux du laboratoire, cf. E. Le Roy, « Quelques
jalons d'une anthropologie du droit », Bulletin du Laboratoire d'anthropologie juridique
de Paris, t. 23, juin 1998 et, du même, « Le Laboratoire d'anthropologie juridique de Paris,
hier, aujourd'hui, demain », Juridicités. Approches du droit au Laboratoire d'Anthropologie
juridique de Paris, op. cit., p. 147-164. Le Laboratoire connaît des débuts mouvementés.
Rapidement appelé, en juillet 1968, à la direction de cabinet du ministre de l'Éducation
nationale Edgar Faure afin d'y préparer la loi d'orientation de l'enseignement supérieur,
Michel Alliot opère un bref retour à la faculté de droit fin 1969, avant d'en repartir, appelé
à la présidence de l'Université Paris 7, laboratoire de l'innovation universitaire.

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