Contextes - Penser l'ancien droit privé - 119

LES HABITS NEUFS DE L'ANTHROPOLOGIE JURIDIQUE

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Dans cette délicate période postcoloniale, le dictionnaire est conçu par
ses promoteurs (Raymond Verdier, Michel Alliot et le futur avocat gabonais
Pierre-Louis Agondjo-Okawe) comme un moyen de restituer aux Africains
leur tradition juridique, avec plus de scientificité et moins d'ethnocentrisme,
en effectuant un travail de « mise à distance de la littérature coloniale et
néo-coloniale » indispensable à la refondation saine de l'anthropologie juridique41. De fait, pour réfléchir à nouveaux frais sans se référer aux travaux
antérieurement publiés, considérés comme biaisés, encore fallait-il constituer un corpus ethnographique, autrement dit disposer de données fraîches
permettant un renouvellement de la réflexion. Derrière cette exigence se
profile, en creux, l'ombre des très critiqués coutumiers juridiques rédigés
dans les années 1930 par l'administration coloniale. Les concepteurs du
dictionnaire visent en particulier les trois volumes des Coutumiers juridiques
de l'Afrique occidentale française (1939), élaborés à partir de questionnaires
inspirés des catégories du Code civil, destinés à être remplis par les administrateurs, non sur la base des coutumes africaines, mais sur celle des décisions
des tribunaux42. Plus largement, il s'agissait de s'élever contre le fait que
l'administration coloniale ait imposé, tant en doctrine qu'en jurisprudence,
« sa taxinomie » et, partant, « sa vision du monde » aux pays colonisés. Selon
les membres du Laboratoire, doctrine et jurisprudence coloniales auraient
« inventé » un droit africain en mobilisant des concepts inadaptés, comme le
mariage, la propriété ou le contrat43. Dans un texte récent, Étienne Le Roy
formule, au fond, le problème avec une grande clarté : effectuer un choix
conceptuel, c'est toujours exercer un contrôle politique sur les sociétés44.
Or, pour faire cesser ce contrôle conceptuel, l'objectif était bel et bien
de redonner la parole aux Africains eux-mêmes. C'est dans cette perspective que le Laboratoire affirme dès l'abord sa volonté de « déconstruire les
41. Ce qui ne va pas sans poser un certain nombre de difficultés épistémologiques. On
sait, en effet, depuis la philosophie des années 1930, portée par des auteurs comme Gaston
Bachelard ou Karl Popper, qu'il n'y a pas de fait en soi. Il faut commencer par introduire un
sens pour qu'il y ait un fait. Dans cette perspective, l'idée d'une pure observation qui donnerait lieu à une théorie scientifique (selon l'idée de Malinowski et des fonctionnalistes, avides
de rompre avec l'évolutionnisme de leurs prédécesseurs) n'est qu'une illusion. L'observation
est nécessairement précédée d'un bagage théorique et de préalables cognitifs qui permettent
de « voir » des faits ou, au contraire, empêchent de les voir. Ce sont les célèbres « obstacles
épistémologiques » de Bachelard (N. Adell, Anthropologie des savoirs, op. cit., p. 82).
42. E. Le Roy, « In ordinem adducere ou comment tenter d'imposer par le droit "la"
civilisation. La mise en ordre de la "justice des indigènes" et le discours juridique colonial
en Afrique noire française », Droits. Revue française de théorie, de philosophie et de cultures
juridiques, t. 43/1, 2006, p. 214.
43. Ibid., p. 216. C'est en particulier le cas de la propriété privée issue du Code civil, que la
France a introduite et généralisée de manière forcée dans les territoires coloniaux, souvent
sans aménager les intérêts des populations locales.
44. Ibid., p. 217.

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