Contextes - Penser l'ancien droit privé - 135

LES HABITS NEUFS DE L'ANTHROPOLOGIE JURIDIQUE

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le questionnaire a vocation à révéler un « tableau du droit populaire »109,
c'est-à-dire une cartographie des usages « des habitants de nos pays qui ont
le moins de formation et d'instruction », « les moins civilisés, dans nos pays
civilisés »110. Bref, un droit invisible, tissé de superstitions paysannes, dont
l'État et les juristes ignorent souvent jusqu'à l'existence même.
Il va de soi qu'un tel projet, au fond profondément anthropologique, ne
pouvait faire l'économie d'une réflexion sur l'outillage conceptuel adéquat
pour décrire de telles survivances juridiques, ancrées dans les pratiques et
l'imaginaire populaires, foncièrement éloignées du droit étatique et de ses
catégories. Si la distance entre l'enquêteur et la population observée n'est
pas, ici, spatiale, elle est néanmoins bel et bien cognitive. Aussi Maunier,
tout au long de son questionnaire, préconise-t-il régulièrement l'abandon
des catégories du Code civil pour analyser ces usages. La partition même
de son texte est, d'ailleurs, éloquente. Les quatre chapitres, intitulés « droit
familial », « droit possessif », « droit contractuel » et « droit punitif », ne
recoupent pas exactement ce qu'un juriste s'imaginerait trouver sous ces
dénominations. Si les chapitres « droit familial » et « droit contractuel »
peuvent apparaître relativement classiques au regard des catégories juridiques occidentales, les intitulés même de « droit possessif » (en lieu et
place de « droit des biens ») et de « droit punitif » (en lieu et place de « droit
pénal ») marquent d'emblée la singularité du projet de Maunier.
Ainsi, par exemple, le professeur parisien indique qu'« il faut entendre
par le mot "droit possessif" les relations réglées des hommes avec les choses,
autrement dit les facultés que la conscience populaire reconnaît et définit
à l'égard des objets du monde matériel, de l'univers extra-humain, inanimés
ou animés : exactement le sens de "prénom possessif" ». Il met en garde
le lecteur contre l'emploi abusif du terme « propriété » pour décrire « le
droit traditionnel », toujours caractérisé par son indistinction, que ce droit
traditionnel soit, précise-t-il, populaire ou exotique, c'est-à-dire, dans son
esprit, non-européen. Le même argument le conduit également à récuser,
dans les deux cas, l'emploi de la division entre droits personnels et droits
réels. Rien ne justifie l'emploi analytique d'une telle bipartition pour l'étude
des droits populaires, argumente-t-il : les choses, au sein du groupe social,
sont en effet fréquemment personnifiées. Il n'est pas rare que les paysans
dotent leurs champs ou leurs outils d'un esprit, ruinant du même coup la
pertinence d'une telle distinction111.

109. Ibid., p. 17.
110. Ibid., p. 10.
111. Ibid., p. 24.

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