Contextes - Penser l'ancien droit privé - 25

COMMENT RENDRE LE PASSÉ CONTEMPORAIN ?

I - CARTOGRAPHIE
A. La carte des discours sur le passé du droit
Pour se repérer dans ce débat, une carte des diverses positions serait fort
bienvenue. Ce qui précède n'en est pas même l'esquisse. Cette carte serait
celle des diverses expériences et intuitions des conceptions du temps qui
se donnent à lire dans les divers discours historiens sur le droit. Discours
de la permanence et de la nouveauté, de l'identité et de la différence, de la
continuité et de la discontinuité, de la causalité (interne et externe) et de
contingence, du hasard et de la nécessité, de la linéarité et de la circularité,
et bien d'autres encore. Cette carte devrait inclure toutes les manières de
parler du droit au passé : celles qu'on trouve dans les travaux qui relèvent de
l'histoire du droit comme discipline bien sûr, mais aussi celles qu'on trouve
dans la littérature juridique lato sensu, mais aussi tous les discours historiens sur le droit qu'on trouve ailleurs, dans d'autres littératures savantes.
On oublie généralement cette dernière source et c'est bien dommage.
Une large part des discours contemporains sur le droit sont prononcés par
les « savoirs du dehors » (philosophie, économie, sciences sociales). Or il se
trouve que ces savoirs ne sont aujourd'hui pas moins constitutifs du droit
contemporain que celui qui émane des facultés de droit. Ainsi, l'histoire
du légiscentrisme passe aussi bien par Kant et Bentham que par Portalis,
celle du don mobilise autant l'anthropologie et l'économie que la science
juridique. La production de la carte des discours historiens devrait, pour
s'avérer complète, s'émanciper des considérations disciplinaires, voire chercher à les déjouer expressément. Ne pourrait-on, par exemple, s'employer
à lire la Doctrine du droit de Kant non seulement comme une partie de la
Métaphysique des Mœurs (qu'elle est), mais comme un étonnant commentaire du corpus iuris civilis (qu'elle est aussi) ? Et si l'on cherche à inscrire
Jhering dans une généalogie, faut-il que ce soit seulement dans celle de la
pensée juridique moderne, comme héritier de Savigny et précurseur des
juristes de la Belle Époque, ou bien aussi comme un philosophe, lecteur
de Mill et Darwin et précurseur de Nietzsche ? Tout ceci vaut pour les
doctrines, mais aussi pour les règles, les principes, les dispositifs techniques,
les institutions, les concepts, les arguments, les modes de raisonnement.
Le droit n'est plus seulement dans le droit, il faut en prendre acte. Cette
pluralisation des perspectives disciplinaires, qui est aussi leur relativisation,
est inhérente au mode de production contemporain des savoirs juridiques,
qui reste marqué depuis le xviiie siècle par un féroce conflit des facultés,
au terme duquel aucune des disciplines engagées dans le conflit ne peut
prétendre au monopole du savoir légitime sur le droit. L'appel à faire la
carte complète des discours historiens est une invite à en déplacer le centre,

Contextes - Penser l'ancien droit privé

Table des matières de la publication Contextes - Penser l'ancien droit privé