Contextes - Penser l'ancien droit privé - 26

RAPPORT(S) AU TEMPS

voire à en changer la perspective. Quelque chose comme une phénoménologie élargie des discours historiens sur le droit, donc.

B. Les discours, mais aussi leurs dessous
Une telle carte ne pourrait se contenter du relevé des discours énoncés,
quand bien même cette tâche est primordiale. Elle devrait en outre chercher à associer ces discours avec les attitudes qui les animent, dont ils sont
quelque chose comme le symptôme. Toute entreprise historienne engage
des conceptions du temps, des théories de l'histoire. Ces conceptions et
théories sont le fruit d'élaborations parfois très abstraites et très sophistiquées, mais elles renvoient, d'une manière ou d'une autre, à la relation
plus immédiate et plus profonde que nous entretenons avec notre passé.
Elles sont la rationalisation ex post des multiples et souvent contradictoires
façons d'élaborer ce qui nous relie collectivement au temps, c'est-à-dire
à la corruption et à la mort. Il serait donc utile de dresser non seulement la
carte contemporaine de ces conceptions et théories mais encore d'associer
ces dernières aux attitudes existentielles qui les engendrent, les investissent
et les meuvent. À s'en tenir en effet, comme c'est pour ainsi dire toujours
le cas dans le débat savant, aux doctrines rationnelles en faveur de telle ou
telle approche, telle ou telle méthode, on peine à comprendre pourquoi
tant d'excellents arguments n'ont jamais convaincu quiconque de changer
sa propre position.
Pour prendre un exemple précité, il est fort douteux que l'enquête historienne soit jamais à même de fournir la preuve de la permanence de telle ou
telle institution de droit. Si pourtant la quête des essences continue à animer
une partie non négligeable des discours historiens contemporains, ce n'est
sans doute pas tant parce que les auteurs de ces discours sont convaincus de
la rationalité des prémisses de leur méthode, mais bien plutôt parce que, au
sortir de décennies de révolutions violentes et de grandes transformations,
le désir est grand de se raconter un monde stable, où la permanence des
essences oppose un rempart efficace à la disparition de nos mondes vécus.
On voit mal comment certains d'entre nous, et peut-être, pour une part,
chacun de nous, pourraient rester tout à fait insensibles à cette promesse.
De même, quoique contradictoirement, on voit ce que l'oubli de l'histoire peut avoir de tentant : dans des sociétés aussi confites que les nôtres,
on peut comprendre que le désir de se débarrasser de la charge léguée par
le passé pour enfin éprouver l'enivrante liberté de n'être lié par rien puisse,
lui aussi, avoir de beaux jours devant lui. Souhaite-t-on vraiment vivre dans
un monde où l'on ne pourrait plus rêver de faire du passé table rase ? Là
encore, il est à parier que ce désir nous traverse collectivement, comme il
traverse chacun d'entre nous.

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