Contextes - Penser l'ancien droit privé - 29

COMMENT RENDRE LE PASSÉ CONTEMPORAIN ?

éléments, mais ce qui ne change pas, c'est que le droit est dans le même
temps. C'est ce temps unique et homogène qui garantit et fonde le lien
entre le passé et le présent. Rome et Babylone nous parlent, parce que le
temps de Rome et de Babylone est le même temps que le nôtre. Dans ce
sens, le chronocentrisme serait sous l'aspect du temps analogue à ce qu'est
l'ethnocentrisme sous l'aspect de l'espace, une manière de projeter nos
conceptions actuelles du temps (et du droit dans le temps) sur des réalités et
des visions du monde dont on ne saurait exclure qu'elles sont radicalement
différentes des nôtres. On lui objectera donc que les conceptions du temps
à Rome ou à Babylone ne prennent sens qu'inscrites dans l'univers mental
des Romains et des Babyloniens, que les conceptions du temps sont un
élément déterminant de ces univers mentaux et donc que postuler l'unicité
et l'homogénéité du temps historique est le plus sûr moyen d'occulter les
éventuelles ruptures, discontinuités et failles qui affectent le temps luimême, ou encore le plus sûr moyen de rendre impensable le pluralisme
radical des régimes d'historicité. Cette occultation permet au sujet savant
de rapporter les choses passées aux choses présentes, en les rapportant
à la rassurante dialectique de la similarité et de la différence. Une agréable
façon de rester entre soi.
Dans ses fonctions instrumentales, l'histoire du droit se présente comme
extérieure à l'activité dogmatique proprement dite - l'activité de production continue de normes juridiques. Mais on voit néanmoins comment le
chronocentrisme, tout en lui restant extérieure, a partie liée avec la dogmatique juridique contemporaine. En inventant une temporalité unique et
homogène, elle garantit que c'est toujours le même droit qui change dans le
temps. Elle nous assure que notre droit des biens procède, d'une manière ou
d'une autre, du droit des biens des Romains. Elle transforme le droit présent
et ses divers éléments en autant de Monuments issus des profondeurs de
la Tradition. Les Monuments subissent certes des transformations (similarités/différences), mais ces transformations sont linéaires et continues,
comme l'est le temps dans lequel elles se produisent. Le chronocentrisme
offre ainsi à la dogmatique contemporaine l'étayage d'une histoire comprise
comme un long fleuve somme toute assez tranquille, il rend possible la
légitimation et l'esthétisation du droit présent par l'histoire.
Bien sûr, cette édifiante représentation a un prix : en inscrivant fictivement
choses présentes et passées dans une même temporalité, le chronocentrisme
est le verrou qui garantit qu'il ne nous viendra jamais à l'esprit que le droit
présent puisse ne pas découler du droit passé. Il est l'instrument qui nous
prémunit définitivement contre l'inquiétante suggestion que le droit passé
pourrait être tout à fait mort, pourrait nous être tellement étranger qu'il
n'aurait plus rien à nous dire, serait devenu littéralement impensable. Ce
faisant, le chronocentrisme nous enchaîne au passé et fait de la Tradition
l'horizon indépassable de l'activité juridique contemporaine.

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