Contextes - Penser l'ancien droit privé - 33

COMMENT RENDRE LE PASSÉ CONTEMPORAIN ?

effet celle, fondatrice et inaugurale, de la rédaction du Corpus iuris civilis au
vie siècle, et plus précisément du Digeste, rédigé pour « défier le temps » en
détachant complètement le droit romain « du monde qui l'avait produit pour
entamer une nouvelle vie, ambiguë, dans laquelle la remise au jour du passé
ne cesserait d'être un instrument pour la naissance de formes neuves »22.
Dans ce sens, Schiavone estime que les divers projets « d'actualisation » du
droit romain ne commencent pas, comme on le dit trop souvent, au Moyen
Âge tardif, mais avec l'entreprise justinienne qui, en offrant une représentation décontextualisée du droit romain, rend possible tous les autres23.
La dogmatique juridique, dans ses opérations concrètes d'actualisation
du matériau juridique qui se présente à elle comme un donné, est donc
structurellement solidaire d'une certaine conception du temps, d'un régime
d'historicité présentiste dans lequel le passé n'est qu'un présent perpétuellement disponible. Schiavone parle donc de « destruction de l'historicité » et
associe cette destruction à la « tradition romaniste » occidentale24. Elle est en
outre aussi solidaire d'un récit historien qui établit la légitimité de ces opérations en garantissant l'homogénéité temporelle du passé et du présent, par
l'érection du droit en Monument. Le chronocentrisme et le présentisme se
distinguent donc quant aux fonctions qu'ils remplissent, mais l'un et l'autre
ont en commun de ne pas permettre à l'enquête historienne de s'affranchir
du giron de la dogmatique juridique, parce qu'elles s'inscrivent entièrement
dans le régime d'historicité qui lui est propre.

E. Retrouver l'historicité de l'histoire, sortir de la dogmatique
Si ces remarques ne sont pas trop égarées, elles conduisent à relativiser
tellement l'alternative proposée qu'on peut se demander si elles n'épuisent
pas la possibilité même d'une alternative, celle d'une histoire du droit qui
serait distincte de la dogmatique juridique et des conceptions du temps
qui lui sont solidaires.
Ici encore, Schiavone est un guide utile. Il estime quant à lui que l'alternative existe. Il la cherche dans la direction opposée de celle que propose
Nicolas Laurent-Bonne, dans la sortie du giron conceptuel de la dogmatique
juridique. S'il est vrai que l'histoire du droit est le produit structurel d'un
22. A. Schiavone, Ius, l'invention du droit en Occident, Paris, Belin, 2009, p. 29.
23. « Le traitement décontextualisant auquel avait été soumis les fragments transcrits dans
les Digesta était déjà l'accomplissement d'une première étape dans ce processus de détachement de la pensée juridique romaine hors de son milieu et de son histoire, que les interprètes
médiévaux et modernes poursuivront à leur tour sur ces mêmes textes, en les lisant pour
ainsi dire en continuité avec les rédacteurs justiniens, afin d'en garantir des réutilisations
toujours nouvelles et plus perfectionnées » (Ibid., p. 29).
24. Ibid., p. 29-30.

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