Contextes - Penser l'ancien droit privé - 40

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RAPPORT(S) AU TEMPS

Une telle histoire n'aurait pas à renoncer à établir toute forme de lien avec
les systèmes de signification passés, puisque, bien entendu, nous communiquons avec nos morts. Mais il faut reconnaître, admettre et apprécier qu'il
s'agit d'une « relation d'autre à autre », nécessairement vécue sur le « mode
des contresens » dans laquelle « l'ambiguïté de la communication renvoie
à une "inquiétude" qui noue la continuité de l'histoire et la discontinuité
de ses systèmes : la différence »43. Certeau a certainement lu L'inquiétante
étrangeté de Sigmund Freud44. Ce qui distingue une histoire destructrice de
l'historicité d'une histoire qui en serait respectueuse, c'est l'attention à ne
pas trop étouffer cet obscur travail de l'altérité du passé au sein du présent
en s'employant à restituer et à communiquer ce qui du passé nous inquiète,
parce qu'il nous est devenu étranger.
Au demeurant, Renouard devait bien éprouver cette « inquiétante
étrangeté », lui qui craignait tant que sa théorie soit comprise comme une
restauration des privilèges féodaux, une arme de guerre contre la propriété
absolue, dont il était par ailleurs un fervent partisan45. Mais son « inquiétude » se manifeste comme souvent chez les intellectuels, sur le mode de la
réfutation rationnelle dans le cadre d'une controverse doctrinale. Une interprétation plus fine de ce qui se joue dans cette « actualisation » serait de dire
que Renouard, tout inconscient qu'il est de puiser à la source des saisines
médiévales pour penser le droit d'auteur, emprunte au passé tout un tas de
choses qui seraient de nature à lui déplaire, s'il ne s'en tenait prudemment
à la surface, tout en se débattant avec ces contradictions qui lui échappent.
Il y a donc toujours, et il faut ajouter en même temps, des continuités
et des discontinuités : il y a bien de la permanence, et même de l'identité
d'un temps épistémologique à un autre, mais cette identité ne désigne pas la
permanence d'une chose (ou idée ou classification) identique à elle-même,
elle désigne au contraire le maintien ou le retour équivoque d'une même
chose (ou idée ou classification) devenue autre. La tâche de l'histoire n'est
donc pas de choisir entre continuité et discontinuité, elle est d'assumer leur
équivoque, d'examiner comment ces choses passées sont toujours présentes
mais autrement qu'elles n'étaient, d'essayer de raconter le mieux possible
cette altérité, en sorte, peut-être, de transformer leur travail obscur et inconscient en travail un peu moins obscur et un peu moins inconscient. Ce que
Nietzsche désigne comme l'éternel retour du différent46.
De ce qui précède, je crois qu'on aperçoit mieux en quoi consiste la
« destruction de l'historicité » ou son indexation à un récit monumental.
43. Ibid., p. 195-196.
44. S. Freud, L'inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Folio, 1985.
45. A.-C. Renouard, « Théorie du droit des auteurs... », loc. cit., n. 28.
46. F. Nietzsche, Le Gai savoir, in Œuvres complètes, trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard,
1967, t. V, § 341.
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