Contextes - Penser l'ancien droit privé - 43

COMMENT RENDRE LE PASSÉ CONTEMPORAIN ?

présent. Elle s'intéresse au passé bien sûr, et de manière aussi érudite et
minutieuse que l'histoire, non pas pour faire découler le présent du passé,
mais bien plutôt comme on s'intéresse à établir la généalogie des vivants - en
remontant. L'image mentale est ici celle de l'arbre généalogique, c'est-à-dire
d'une arborescence qui se développe à partir d'un point donné, situé en bas
de la page, produit par la rencontre de deux branches, chacune d'elle étant
elle-même issue de la rencontre de deux branches, et ainsi de suite ad infinitum48. Dans cette arborescence chacun des nœuds renvoie donc toujours
à deux origines, en sorte que l'entreprise qui consiste à « remonter » peut
emprunter une infinité de voies possibles. Aucune origine unique n'est
pensable dans une telle configuration, puisqu'à partir d'un même point de
départ, on peut tracer une multitude de généalogies possibles, selon qu'on
emprunte à chaque fois telle ou telle bifurcation. Le généalogiste assume
ces bifurcations.
Il assume encore la contingence des filiations qu'il trace, qui ne sont
qu'une filiation possible parmi nombre d'autres filiations possibles. On
n'écrit donc plus « l'histoire » mais « une histoire », parmi de nombreuses
histoires possibles49. En outre, chaque nœud de la généalogie se présente
non pas comme la reproduction d'un ascendant mais comme le fruit de la
rencontre créatrice entre deux ascendants. Ce qui lie un nœud ascendant
à son descendant n'est donc pas un rapport « d'identité » mais au contraire,
comme dans la filiation humaine, un rapport singulier de différenciation qui
rend la recherche d'identités aussi vaines que la question de savoir auquel
de ses deux parents un enfant ressemble le plus. À chaque nœud, le rapport
d'identité est redistribué, donc perdu. Aucun développement continu ne
saurait être reconstitué. Le généalogiste assume ces différenciations. Il
renonce donc à la fois à présenter les choses présentes comme procédant
des choses passées et à présenter les choses passées comme immédiatement
présentables.
Le généalogiste assume enfin que les filiations qu'il trace n'ont pas
d'autre but que d'évaluer l'objet de son enquête, ou encore de se demander
48. Cette image pédagogique est suggérée par Duncan Kennedy. « The image is of the
family tree, rather than of the seed that grows into a tree. In a family tree, there are more
ancestors the further you go back in time, and ancestors "generate" the person we are
looking at in the present by combining to produce new things generation by generation. So,
the idea of an intellectual genealogy is to find multiple ancestors and study the way each was
transformed by combination, narrowing the search through time until we find the immediate progenitors of the present idea. At every point, the emphasis is on the transformation
of the ideas in the genealogy, rather than on their identity through time » (D. Kennedy,
« Savigny's Family/Patrimony Distinction and its Place in the Global Genealogy of Classical
Legal Thought », The American Journal of Comparative Law, t. 58, 2010, p. 831-832).
49. Cf. l'avant-propos lumineux de l'ouvrage d'O. Jouanjan, Une histoire de la pensée
juridique en Allemagne (1800-1918), Paris, PUF, 2005.

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