Contextes - Penser l'ancien droit privé - 56

RAPPORT(S) AU TEMPS

tenu pour incomparable ; un objet qui s'avance travesti en langue anglaise,
important, sans dédouanement, de délicates questions de traduction ; des
usages, des pratiques, qui fleurent bon le droit d'autres temps, mobilisant
des réminiscences d'histoire du droit. Et voilà comment s'adultère, pour
notre plus grand profit, la pureté prétendue des objets, des langues, des
savoirs et des époques.
Certes, il ne s'agit pas de succomber à la « loi de la bipolarité des erreurs »
(Bachelard, encore) en faisant bon marché des consignes disciplinaires au
motif d'ouverture. Il convient, bien entendu, de prendre très au sérieux
l'autonomie relative des disciplines, la syntaxe et le génie des langues, les
spécificités des époques, et les différences entre les objets de comparaison.
C'est toujours entre Charybde et Scylla qu'il faut progresser. Thomas Kuhn
parlait à cet égard d'une « tension essentielle », dans la marche des sciences,
entre tradition et innovation20, entendant par là que le progrès et la fécondité d'une discipline résultent d'une dialectique constante entre application
systématique des consignes imposées par la discipline, et, en son sein, le
paradigme choisi, d'une part, et réceptivité aux anomalies et ouverture
que leur résolution appelle, d'autre part. Ainsi, ajoute-t-il, les révolutions
scientifiques ne sont « qu'un des deux aspects complémentaires du progrès
scientifique », l'autre étant la recherche, « hautement convergente » fondée
sur un « solide consensus »21. De sorte que le véritable chercheur « doit faire
preuve simultanément d'un caractère traditionaliste et iconoclaste »22. Dans
le même sens, Edgar Morin écrit qu'« on ne peut briser toute clôture [...]
il faut qu'une discipline soit à la fois ouverte et fermée »23.
Ces trop courtes réflexions débouchent sur une dernière considération,
à vrai dire sous-jacente aux développements précédents ; elle concerne le
rapport des disciplines (mais aussi des langues et des comparaisons) aux
paradigmes. Partant du constat qu'un même paradigme (herméneutique
ou behaviouriste, conflictualiste ou organiciste, pour prendre des exemples
simples et contrastés) irradie dans différentes disciplines, et que, à l'inverse,
chaque discipline est traversée par plusieurs paradigmes rivaux (même si
généralement l'un d'entre eux domine, comme le paradigme quantitatif et
de la normativité en rupture avec l'approche héritée de Kelsen caractérisant le droit par la
contrainte » (p. 8).
20. Th. Kuhn, La tension essentielle. Tradition et changement dans les sciences, trad.
M. Biezunski et alii, Paris, Gallimard, 1990 (1977).
21. Ibid., p. 315.
22. Ibid., p. 307.
23. E. Morin, « Sur l'interdisciplinarité », Actes du colloque carrefour des sciences : session
plenière du Comité national de la recherche scientifique. L'interdisciplinarité, palais de
l'Unesco, Paris, 12-13 février 1990, Paris, Éditions CNRS, 1990. C'est dans cet esprit que
l'auteur en appelle à la « méta-disciplinarité », au sens de ce qui dépasse et conserve à la fois.

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