Contextes - Penser l'ancien droit privé - 86

POINTS DE VUE « PRIVATISTES »

tout cas jusqu'à preuve du contraire, rien de nouveau dans l'analyse par
le droit de ces phénomènes - à part la nouveauté du fait social lui-même ;
mais cette nouveauté-là est parfaitement triviale : tous les faits sociaux sont
en un sens nouveaux puisqu'ils sont uniques. Nous savons au moins depuis
Héraclite que l'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ; mais
l'idée de fleuve, elle, demeure.
Le concept de responsabilité est-il donc évolutif ? Nous sommes loin
d'en être convaincu. Être responsable c'est, comme l'étymologie (du latin
respondere) le suggère, répondre de ses actes. Être juridiquement - civilement - responsable, c'est répondre de sa conduite envers une autre partie
privée quand on a violé un de ses intérêts protégés par le droit, et s'exposer
en conséquence à une sanction de l'ordre juridique : voilà une définition
parfaitement in-évolutive qui nous paraît s'appliquer à toutes les époques et
tous les systèmes, en tout cas ceux avec lesquels nous avons un minimum de
familiarité. Le concept de responsabilité, du moins dans son cœur, semble
être en fait remarquablement invariant.
Ce qui est vrai, en revanche, c'est que l'histoire du droit - comme d'ailleurs le droit comparé, avec lequel on peut établir ici un parallèle frappant
- nous permet de voir que certaines instanciations modernes d'un concept
sont spécifiques à une période ou un système juridique donné. Si le cœur de
l'institution demeure, ses limites sont, elles, indéniablement variables. Par
exemple Mme Rochfeld, citant Mlle Viney, finit par définir la responsabilité
comme « l'ensemble des règles qui obligent l'auteur d'un dommage causé
à autrui à le réparer en offrant à la victime une compensation »14. Cette
définition s'applique sans doute au droit français moderne, mais elle ne
marcherait pas en droit romain ou en droit anglais.
Or, si l'on accepte que le droit romain et le droit anglais ont un droit de la
responsabilité civile qui est, a priori, l'équivalent du droit français du même
nom, et donc deux autres instanciations d'un même « idéal-type » - hypothèse qui pose certes des problèmes philosophiques profonds sur la notion
d'identité15 mais qu'en pratique tout le monde admet, l'alternative posant des
problèmes encore plus inextricables - alors il nous faut une définition plus
générale du concept de responsabilité, qui accepte par exemple le fait que la
14. Ibid., p. 483.
15. L'argument contraire consisterait à dire que, précisément parce qu'ils ne correspondent
pas à la définition française, le droit romain des delicta privata ou la law of torts anglaise
ne sont pas des droits de la responsabilité civile mais quelque chose d'autre, au moins
partiellement distincts. Ils devraient donc recevoir des noms différents. Il est impossible
de réfuter cet argument dans la mesure où (complications dues à la présence de plusieurs
langues mises à part), de la poule et de l'œuf, aucun n'a préséance sur l'autre, ni par nécessité
analytique ni par convention intellectuelle. Toutefois, les implications d'une telle position
seraient profondément destructrices - à la fois pour le langage et, à travers lui, pour notre
capacité à penser le monde.

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