Contextes - Penser l'ancien droit privé - 90

POINTS DE VUE « PRIVATISTES »

tant que privatiste français en sachant à peine qui est d'Aguesseau, et en
n'ayant certainement jamais lu ses Plaidoyers, alors même que c'est sans
doute de là que vient le principe du transfert de propriété solo consensu
qui caractérise le droit français des contrats (et non de Domat comme on
ne cesse de le répéter sans retourner aux sources21).
Mais que cette ignorance se paye au prix fort en termes de compréhension du droit, donc de sa capacité à l'analyser, à l'appliquer et à le réformer,
nous semble indéniable. Une telle proposition étant difficile à prouver de
manière générale, illustrons-là dans un contexte particulier : celui du paiement de l'indu, récemment réformé par l'ordonnance du 10 février 2016.
Une spécificité du paiement de l'indu, en tant qu'institution juridique,
est d'être faussement nommé puisque, par définition, on ne peut payer
que ce qui est dû : l'idée même d'un « paiement de l'indu » est donc une
contradiction dans les termes. Cela rend l'analyse juridique d'autant plus
difficile, et explique peut-être certains malentendus doctrinaux que sans
doute seule l'histoire du droit permet de dissiper.
Cela est vrai, en premier lieu, du champ d'application de l'institution.
Que le prétendu paiement de l'indu ne soit pas un paiement au sens juridique du terme est quelque chose que la doctrine française n'a aucune
difficulté à reconnaître ; mais la question qui n'est jamais posée est celle
qui en découle directement : si l'action dite en paiement de l'indu n'est
pas une action en paiement de l'indu, alors qu'est-ce qu'elle recouvre ?
Quid est solutio indebiti ? La tentation est grande d'y voir tout transfert
direct d'une chose, d'une somme d'argent (ou, depuis 2016, la fourniture
d'un service) du demandeur vers le défendeur - tentation illustrée par le
changement syntaxique opéré par le projet de réforme, transformant le
« payé » du texte original (et, derrière lui, du Code civil de 1804), d'abord
en « fourni », puis en « reçu ».
Mais le paiement de l'indu n'a jamais concerné toute « fourniture »
d'une partie à l'autre : une telle délinéation serait beaucoup trop vaste.
Si j'envoie un échantillon de mon savoir-faire à un client potentiel, dans
l'espoir qu'il achète ma marchandise, et qu'il ne passe pas commande, je
ne peux pas récupérer mon échantillon, ou sa valeur, sur le fondement du
paiement de l'indu. J'ai pourtant transféré un bien à l'autre partie sans qu'il
lui soit dû. Pourquoi ne le puis-je pas ? La seule réponse, nous semble-t-il,
est historique : c'est parce que le paiement de l'indu français est l'héritier
en ligne directe de la condictio indebiti romaine, qui concernait un type
21. Il est clair que Domat n'a jamais enseigné que, dans la vente, la propriété passait par
l'accord seul des parties, puisqu'il écrit très précisément l'inverse : Loix civiles, § 1, 1, 2, 2, 10.
La référence à d'Aguesseau est suggérée par Carbonnier, l'un des derniers grands privatistes
français à avoir eu une connaissance approfondie de l'histoire de son droit : J. Carbonnier,
Droit civil, t. III, Les biens, 19e éd., Paris, PUF, coll. « Thémis », 2000, n° 112.

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