Droit & Pratique professionnelle - Droit du marché de l'art - 1re - 489

1
L'AFFAIRE BRANCUSI
OU LA RENCONTRE
ENTRE LA FISCALITÉ
ET L'ART CONTEMPORAIN
1000. Un enjeu d'ordre financier. - Si l'objet du
débat né lors de l'opération de dédouanement de
l'Oiseau au port de New York était d'ordre esthétique,
son enjeu n'en était pas moins d'ordre financier. En
effet, alors que l'article 1704 du Tariff Act (ou Fordney -
McCumber Tariff) prévoyait l'importation en franchise de
droit de douane des œuvres d'art dont il dressait l'exhaustive
liste sans les qualifier comme telles, l'article 399
du même texte soumettait en revanche les objets utilitaires
ou manufacturés à la taxation en fonction de leur
composition ou de leur poids. Or, examinant l'Oiseau
de Brancusi, l'inspecteur des douanes new-yorkaises
refusa son admission en franchise et décida de lui appliquer
l'article 399 et, ce faisant, le taxa à 40 % de son
prix d'achat - soit environ 600 dollars - conformément
au taux prévu pour les articles manufacturés composés
de bronze. Alors que l'artiste Marcel Duchamp qui
avait été chargé de convoyer cette précieuse cargaison
demandait à l'agent des douanes pour quelle raison il
n'avait pas appliqué l'article 1704 du Tariff Act portant
exonération de droit, celui-ci répondit vertement : « Ceci
n'est pas de l'art ». Indignés par un tel mépris bureaucratique,
Steichen contesta cette inique décision - de
sorte que la sculpture restait à la douane à titre de caution
-, puis Brancusi décida de porter ce débat esthétique
à l'enjeu fiscal non négligeable devant la Cour des
douanes des États-Unis.
1001. Article 1704 du Tariff Act. - Devant la juridiction,
l'avocat des États-Unis - Charles D. Lawrence -
invoqua l'article 1704 du Tariff Act pour défendre la
thèse que la franchise douanière n'avait pas vocation à
s'appliquer à l'objet litigieux. En effet, celle-ci, argumenta-t-il,
avait été établie par le Congrès afin d'encourager
la production de sculptures « belles et artistiques » et
« uniquement les productions de sculpteur présentant
plus qu'une valeur ornementale ou décorative »1
. En
d'autres termes, le législateur aurait entendu réserver
le bénéfice de la franchise douanière aux seules productions
artistiques qui relèveraient « des beaux-arts et dont
la seule vue suffirait à faire naître l'émotion »2
.
1002. Négation jurisprudentielle de l'art abstrait. -
À l'appui de sa position, Charles D. Lawrence invoquait
une affaire précédente concernant un bénitier où le juge
Smith avait, en 1916, résumé l'état de la jurisprudence
utile à la définition juridique de l'art statuaire : « La sculpture,
en tant qu'art, est cette discipline des beaux-arts
qui consiste à tailler dans la pierre ou tout autre matériau
massif, ou à modeler dans l'argile ou toute autre
substance plastique, en vue d'une reproduction ultérieure
par la fonte ou le moulage, des imitations d'objets
naturels, principalement des formes humaines ; elle
représente ces objets dans leurs proportions véritables
qu'il s'agisse de longueur, de largeur, d'épaisseur, ou
seulement de longueur et de largeur » (États-Unis contre
Olivotti, 7 Ct. Cust. App. 46, 1916). Autrement dit, une
œuvre, pour relever de l'art, se devait d'être figurative.
L'art en tant que tel se doit d'imiter la nature. À défaut,
c'est-à-dire s'il était abstrait, un objet ne pouvait être
qu'utilitaire ou manufacturé.
1003. Neutralité de l'État et franchise douanière. -
À l'inverse, les avocats de Brancusi s'évertuèrent à
démontrer devant la Cour des douanes que l'Oiseau
1. C. D. LawrenCe, « Conclusions de l'avocat des États-Unis », in Brancusi
contre États-Unis. Un procès historique, 1928, trad. de l'anglais par
J. de Pass, préface de M. roweL et postface par A. PaLéoLoGue, Adam
Biro, 2003, p. 106.
2. Ibid.
489
Droit & Pratique professionnelle - Droit du marché de l'art - 1re

Table des matières de la publication Droit & Pratique professionnelle - Droit du marché de l'art - 1re
