Grands colloques - Les langues régionales et la construction de l'État en Europe - 51

EUGèNE F.-X. GHERARDI

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qui se cite à ce point, qui filtre à ce point le monde à travers ses seules
valeurs4 ». Il faut sillonner le monde, faire escale à Istanbul, à New York, à
Québec, à Rio de Janeiro, à Tokyo, à Nairobi ou à Melbourne, pour noter
combien le discours de la France est inaudible parce que contradictoire et
incompréhensible. Pascal Ottavi note que « parler d'une langue autre que
le français à l'école revient à dresser le portrait historique de ce dernier, qui
s'est construit contre les particularismes et les chapelles, sans toujours se
rendre compte qu'il érigeait peut-être la sienne5 ». Favorable à la diversité
linguistique et au multilinguisme à l'échelle planétaire, la France lui tourne
ostensiblement le dos à l'intérieur de ses propres frontières. Les langues
à protéger sont toujours celles des autres. Or, dans la plupart des pays du
monde, la coexistence de plusieurs langues ne trouble ni l'unité nationale
ni l'ordre public.
Car l'attachement à un pays, à sa culture et à ses langues, à ses racines
n'est pas obligatoirement un signe de repli frileux. En 1943, au milieu de
la tourmente tragique qui l'emportera, Simone Weil apporte son concours
aux Cahiers du Sud et tout particulièrement au numéro consacré par Jean
Ballard au « Génie d'Oc et à l'homme méditerranéen », puis la philosophe
chrétienne et résistante écrit que « l'enracinement est peut-être le besoin
le plus important et le plus méconnu de l'âme humaine. C'est un des plus
difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle,
active et naturelle à l'existence d'une collectivité qui conserve vivants
certains trésors du passé et certains pressentiments d'avenir6 ». Cette définition n'a rien d'abstrait.
Au soir de sa vie, Fernand Ettori, grand spécialiste des études corses,
écrivit La Maison de la Rocca. Un lignage seigneurial en Corse au
Moyen-Âge, fruit de longues et minutieuses recherches historiques. Dans
ce livre, mille détails manifestent une connaissance rarement égalée du
caractère corse. « Observez ce groupe de jeunes gens au café quand vient
le moment de l'addition : ailleurs, on partage la somme et chacun verse son
écot ; ici on se dispute l'honneur de payer la tournée. « Se faire honneur »
est l'impératif de toute morale aristocratique, depuis les liturgies d'Athènes
jusqu'à la « prouesse » du chevalier. La volonté de se distinguer prend mille
formes et peut se dégrader en simple vanité. De l'ostentation des funérailles
et de la magnificence des tombeaux, on passe insensiblement à des signes
moins traditionnels : ceux qui exhibent les plus belles voitures ne sont pas
4. M. Biancarelli, « Altercolonialistes », Vae Victis et autres tirs collatéraux, Calvi,
Materia scritta, 2010, p. 73-74.
5. P. Ottavi, Le bilinguisme dans l'école de la République ? Le cas de la Corse, Ajaccio,
Albiana, 2008, p. 490.
6. S. Weil, L'enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain,
Paris, Gallimard, 1990 [1943], p. 61.
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