Bibliothèque de droit privé - Tome 602 - La perte de chances en droit privé - 63

Une protection fonctionnelle des chances

45

fondait un tel état d'esprit a accusé un net recul. Enfin, l'admission61 puis l'expansion de l'assurance - puisque cent d'entre elles ont aujourd'hui caractère obligatoire en France62 - ont parachevé la métamorphose du rapport entre la victime et
le préjudice. En effet, elles ont ancré l'idée d'un véritable droit à la réparation
puisque celle-ci ne pèse plus de façon considérable sur le responsable grâce au jeu
de la mutualisation des risques. Déterminante de cette mutation fut la loi du
13 juillet 1930 relative au contrat d'assurance qui a consacré au profit de la victime une action directe contre l'assurance de responsabilité du responsable,
offrant ainsi une réparation du préjudice sans que l'indemnité n'ait à transiter par
le patrimoine de l'assuré responsable63. De « garantie de la dette de responsabilité
de l'auteur du dommage, l'assurance de responsabilité devient la garantie de la
créance d'indemnisation de la victime64 », pourtant tiers à ce contrat.
Ces évolutions ont convergé vers un changement d'attitude à l'égard du préjudice : la victime résignée a progressivement laissé place à la victime révoltée.
Désormais, « tout désagrément, toute frustration, tout malheur devient préjudice
à indemniser65 », qu'il s'agisse de « menues frustrations et douleurs inextinguibles,
détresse de l'individu et drames collectifs66 ». Les auteurs les plus acerbes vont
jusqu'à considérer que l'évolution du droit français mène « à admettre que n'importe quoi puisse être réparé, de plus en plus facilement, n'importe comment67 ».
Révélatrice de ce phénomène est l'omniprésence du terme « victime » dans la discussion relative à la recherche de la responsabilité d'un agent car ce terme désigne
déjà celui qui n'est pourtant que demandeur à une telle action alors que pareille
qualification ne devrait prospérer qu'à l'issue d'un procès68.
68. Judiciarisation. Ce changement du rapport de l'individu au dommage
qu'il subit affecte ses prétentions en justice. Puisque la victime ne reçoit plus le
préjudice comme un coup du sort auquel se soumettre et face auquel rester serein69
mais le ressent comme une véritable injustice qu'un responsable -  ou l'État - doit
panser, elle mêle la justice à l'affaire. Le doyen Carbonnier exprimait cette idée en
61. Alors que le contrat d'assurance avait été prohibé en ce qu'il serait contraire à la morale
puisqu'il pourrait inciter les assurés à commettre des délits ou quasi-délits, sa licéité a été reconnue
(Cour royale de Paris, 1er juill. 1845, D.  jurisprudence générale du Royaume, 1845, p.  126, cité par
J. Rochfeld, Les grandes notions du droit privé., p. 500).
62. J.  Rochfeld, Les grandes notions du droit privé, op. cit., p. 500.
63. Art. 53 devenu l'actuel article L. 124-3 C. assur.
64. L. Cadiet, « Sur les faits et les méfaits de l'idéologie de la réparation », in Le juge entre deux
millénaires, Mélanges offerts à P. Drai, Dalloz, 2000, pp. 495 et s., spéc. p. 499.
65. Ph. Malaurie, L. Aynès, Ph. Stoffel-Munck, Droit des obligations, 10e éd., LGDJ, 2018,
n° 238.
66. Ph. Brun, « Les mots du droit de la responsabilité : esquisse d'abécédaire », in Mélanges en
l'honneur de Philippe Le Tourneau, Dalloz, 2008, pp. 117 et s. et spéc. p. 117.
67. L. Cadiet, « Les métamorphoses du préjudice » in Les métamorphoses de la responsabilité,
Sixièmes Journées René Savatier, PUF, 1997, pp. 37 et s. et spéc. p. 38.
68. Le phénomène se retrouve également en droit pénal. Des auteurs remarquent que,  « Sans
autre précision, la victime est synonyme de partie lésée, de plaignant, de personne ayant subi un
préjudice, de partie civile (expression dorénavant générique) » (R. Cario, S. Ruiz-Vera, V° « Victimes
d'infraction » in Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, Dalloz, 2018, n° 9).
69. Songeons à Schopenhauer qui, livrant les règles de la vie permettant d'être heureux,
expliquait qu'« Un homme qui reste serein en dépit de tous les accidents de la vie montre simplement
qu'il sait combien les malheurs possibles de la vie sont terribles et d'une diversité à n'en plus finir, et,
par conséquent, il considère le malheur actuel comme une très petite part de ce qui pourrait arriver »
(A. Schopenhauer, L'art d'être heureux - À travers 50 règles de vie, Éditions du Seuil, 2001, règle de vie
n° 15, p. 60).

978-2-275-07302-6__DOCFILE__073026_vitale.indd 45

07/05/2020 10:05:15
Bibliothèque de droit privé - Tome 602 - La perte de chances en droit privé

Table des matières de la publication Bibliothèque de droit privé - Tome 602 - La perte de chances en droit privé
