Clefs - Une société de communication ? - 6e - 22

Généalogie du discours communicationnel

d'un point d'origine, la « pensée communicationnelle » a une histoire
(Mattelart, 1994). Elle peut se jalonner dans la promotion graduelle
du mot communication au rang de paradigme, dans l'emprise peu à
peu explicitement attribuée aux techniques de communication sur
les facultés symboliques. Comme l'a montré Elisabeth Einsenstein1,
l'imprimerie a révolutionné au xvie siècle le travail scientifique et le
rapport à la religion. Mais aucun homme de la Renaissance n'en a
tiré la conclusion que « le message c'est le médium » ou que s'ouvrait
une ère de communication. Les conditions sociales de possibilité d'un
processus d'autonomisation des mécanismes de « communication », à
la fois perçus comme force de révolution sociale et grille de lecture du
monde social, ne sont pas alors réunies. La maturation du processus
devra attendre la seconde moitié du xxe siècle.
L'approche généalogique devra aussi se défier des quiproquos que
suscite la propension pédagogique à mettre dans le réel plus d'ordre
qu'il n'en recèle. Le lecteur sera bientôt invité à distinguer des legs,
des moments fondateurs. Mais les typologies que justifie un souci
de clarté ne doivent pas se lire comme autant de ruptures absolues.
Si la généalogie inspire le recours aux métaphores géologiques, on
ne verra pas dans le discours de la société de communication le fruit
d'une sédimentation qui donnerait à voir au chercheur des strates
successives de sens, superposées dans un ordre impeccable. C'est
plutôt la métaphore du récif corallien aux concrétions chaotiques,
sans principe d'ordre évident, qui s'impose. Il est d'autant plus délicat
de chercher à découper de façon définitive quelque chose de l'ordre
des « Étapes de la pensée communicationnelle »2 que l'élaboration
des discours et des théories doit souvent à une logique de la résurgence, de la reformulation. Des théories initialement confidentielles,
confinées à des communautés savantes, comme celles de Wiener ou
d'Innis, l'historien des techniques, recevront ainsi un écho élargi et
imprévu par le jeu de processus de vulgarisation, de redécouverte
dans des contextes modifiés. Les travaux de l'école de Francfort
connaîtront pareillement en France une seconde jeunesse éditoriale
et intellectuelle dans les années 1960. Le discours de la société de
communication n'est donc pas la réponse, graduellement raffinée, à
un changement social univoque. Il émerge de dynamiques sociales
complexes, variables selon les sociétés. Il doit plus à un travail multiforme de détournement, de traduction, de réemploi d'un bric-à‑brac
conceptuel né entre 1940 et 1980 qu'à la majestueuse émergence d'un
1. La révolution de l'imprimé, La Découverte, 1991.
2. Bernard Miège a publié sous ce titre un panorama de l'émergence de
la discipline « sciences de la communication » (PUG, 1995).

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