Bibliothèque d'histoire du droit et droit romain - Tome 38 - Les échelles du Levant et de Barbarie - 38

LES ÉCHELLES DU LEVANT ET DE BARBARIE

A. LE MONOPOLE FRANÇAIS DE PROTECTION
DES EUROPÉENS
42. Les relations diplomatiques privilégiées entre la France et l'Empire ottoman conduisent les sultans successifs à reconnaître une prééminence du roi de
France sur les autres souverains d'Europe (1). Cette conception politique sert
d'ailleurs, par la suite, de fondement à la reconnaissance juridique, au profit de la
France, d'un monopole de protection des sujets des princes européens qui n'entretiennent pas de rapports directs avec la Porte (2).
1. La prééminence du roi de France, cause du monopole
43. Dès le xve siècle, dans les premiers échanges entre Bajazet II et Louis XI,
la titulature du roi de France apparaît supérieure à celle des autres princes. Le roi est
ainsi qualifié dans la correspondance diplomatique de « sultan des francs », tandis
que le doge de Venise ne s'y voit reconnaître que le titre de « beg »87. Dans les capitulations et, plus généralement, dans tous les actes officiels du sultan ottoman, le roi
de France est par la suite qualifié de padishah. Ce titre désigne certains monarques
musulmans, et fait partie de la titulature officielle des souverains ottomans88. Ce
titre d'origine perse, sans réel équivalent européen, signifie littéralement « grand
dirigeant » ou « dirigeant des dirigeants »89. Dans les sources -françaises, les diplomates et leurs drogmans traduisent ainsi ce terme par celui d'« empereur », alors
même que la notion d'empire semble étrangère à la conception turque de l'État90.
44. En reconnaissant la qualité de padishah au roi de France, le sultan souligne la relation d'amitié et d'égalité qui existe entre les deux monarques. Les
pompeux préambules des capitulations insistent d'ailleurs particulièrement sur la
supériorité du souverain français par rapport aux autres princes91. Il y est qualifié
de « plus glorieux seigneur des grands princes des Jesuins », de « distillateur des
continuelles pluyes de majesté », d'« empereur [...] renommé sur tous les princes
du monde », de « plus ancien » et de « clef de tous les princes du monde »92. Aux
yeux de la Porte, le roi de France occupe par conséquent une place particulière
par rapport aux différents monarques européens qui entretiennent une représentation diplomatique à Constantinople.
45. S'enorgueillissant d'un prétendu titre impérial, la diplomatie française
s'approprie cette conception dans les négociations qu'elle entreprend avec la Porte
pour négocier sur un pied d'égalité avec les représentants turcs93. La préséance
87. N. Vatin, « Une tentative manquée d'ouverture diplomatique... », loc. cit., p. 12. Le titre de
beg, aussi orthographié bey, pourrait se traduire en français par « seigneur », voir L. Bazin et
H. Bowen, v° Beg, Encyclopédie de l'Islam, op. cit., t. I, p. 1193b-1194a.
88. Voir notamment la titulature de Soliman Ier traduite par E. Wigen, « Ottoman Concepts of
Empire », Contribution to the History of Concepts, 2013, p. 50-51.
89. F. Babinger, v° Padishah, Encyclopédie de l'Islam, t. VI, op. cit., p. 1117a ; S. A. Somel, v°
Padisah, Historical Dictionary of the Ottoman Empire, London, Scarecrow Press, 2003, p. 222.
90. E. Wigen, « Ottoman Concepts of Empire », loc. cit., p. 44 et s. Voir également C. Kafadar,
Between Two Worlds : The Construction of the Ottoman State, Berkeley-Los Angeles, University of
California Press, 1995.
91. Capitulations de Sélim II, 18 octobre 1569 (éd. cit., p. 364).
92. Capitulations de Mourad III, 15 juillet 1581 (éd. cit., p. 383-385).
93. Voir, par exemple, le Mémoire présenté au roi par M. de La Haye Vantelay, au retour de son
ambassade près la Porte ottomane, [1671] (éd. C. Schefer, Mémoire historique sur l'ambassade de
France à Constantinople, Paris, Ernest Leroux, 1894, p. 71). Sur le protocole diplomatique des
réceptions à la Porte, voir E. Eldem, « Foreigners at the Threshold of Felicity : the Reception of
Foreigners in Ottoman Istanbul », loc. cit., p. 120-125.

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