Bibliothèque de droit international et droit de l'Union européenne - Tome 135 - L'abus de droit en droit international public - 80

64

L'abus de droit en droit international public

oblige à procéder à des recherches d'ordre psychologiques assez délicates et souvent vaines, alors que l'utilisation du critère fonctionnel permet d'objectiver
l'-élément intentionnel et facilite la preuve de l'abus de droit.  Le critère semble
néanmoins varier lorsque l'abus ne résulte plus d'un détournement du droit de sa
finalité, mais des modalités de l'exercice du droit.
B. L'abus résultant
des modalités de l'exercice du droit
98.  La notion d'abus de droit a vocation à contrôler la manière dont les droits
sont exercés par leurs titulaires. Le contrôle peut donc porter sur les finalités poursuivies par le titulaire de la prérogative juridique, mais aussi sur la manière dont elle
est mise en œuvre. Il s'agit alors d'établir un rapport entre l'acte juridique et les faits
en cause, et de rechercher si l'acte n'est pas « manifestement injustifié au regard des
faits »185. Le contrôle opéré par le juge consiste à vérifier si le droit est utilisé « de
manière normale ». L'examen repose ainsi sur des standards juridiques qui permettent d'évaluer le caractère raisonnable et proportionné de l'exercice du droit186.
99.  L'étude de la jurisprudence internationale témoigne du fait que dans certaines affaires, le contrôle de l'abus de droit est opéré à l'aune de standards juridiques destinés à évaluer les modalités de l'exercice du droit et la « normalité » de
cet exercice. À titre d'exemple, lorsqu'un requérant utilise dans sa communication
avec la Cour EDH  un langage particulièrement outrageant ou provocateur, la
détermination de l'abus de procédure par la Cour repose sur le fait que les termes
employés « excède[nt] les limites d'une critique normale, civique et légitime »187.
Le critère de la normalité apparaît également dans la jurisprudence de la CIJ. Dans
l'affaire des Pêcheries anglo-norvégiennes, le Royaume-Uni contestait le tracé des
lignes de base norvégiennes et soutenait que ce dernier ne respectait pas les règles
du droit international en la matière. Dans son arrêt, la Cour affirme que la règle
en question « est dépourvue de précision mathématique »188 et qu'il faut tenir
compte du rapport entre la déviation opérée dans le tracé et la direction générale
de la côte. Le tracé doit donc être apprécié dans sa globalité, « réserve faite d'un
cas d'abus manifeste »189. En l'espèce, la CIJ considère que « l'écart entre la ligne
de base et les formations terrestres n'est pas tel qu'il défigure la direction générale
de la côte norvégienne »190. En d'autres termes, et bien que cette notion ne soit pas
expressément mentionnée, c'est l'évaluation du caractère « raisonnable » du tracé
qui permet à la Cour de considérer que la Norvège n'a pas commis d'abus. Cette
interprétation de l'arrêt est d'ailleurs confirmée par l'opinion du juge Alvarez qui
affirme que « si un État fixe une trop grande étendue de mer territoriale par rapport à son territoire terrestre et aux besoins de sa population, ou si les lignes de
base qu'il indique apparaissent arbitraires, il y a un abus de droit »191. L'exercice
185. Ibid., p. 468.
186. Voir infra § 153.
187. Cour EDH, Zhdanov et autres c. Russie, 16  juillet  2019, req. n°  12200/08, 35949/11,
58282/12, §§ 80 et s. ; Cour EDH, Apinis c. Lettonie, 20 septembre 2011, req. n° 46549/06, §§ 15-16 ;
Cour EDH, Di Salvo c. Italie, 11 janvier 2007, req. n° 16098/05 (nous soulignons).
188. CIJ, Pêcheries (Royaume-Uni c. Norvège), Arrêt du 18 décembre 1951, Rec. 1951, p. 142.
189. Ibid.
190. Ibid.
191. CIJ, Pêcheries (Royaume-Uni c. Norvège), Arrêt du 18 décembre 1951, Rec. 1951, Opinion
individuelle du juge Alvarez, p. 150.
Bibliothèque de droit international et droit de l'Union européenne - Tome 135 - L'abus de droit en droit international public

Table des matières de la publication Bibliothèque de droit international et droit de l'Union européenne - Tome 135 - L'abus de droit en droit international public
