Droit et Société - Volume 60 - Humain Non-Humain - 62

HUMAIN NON-HUMAIN

diagnostic avec un état mental qui serait bien défini. Si j'utilise Cogito Companion, c'est parce que je ne reconnais pas moi-même mon humeur. Il ne s'agit pas
donc pas de savoir si Cogito Companion me donne un score d'humeur 6 quand
je me sens content à un degré de 6/10. La question est de savoir si je peux
m'adapter au diagnostic de l'application et me sentir relativement content quand
l'application me donne un tel score. Cela suppose évidemment que l'application
ne commette pas trop souvent d'erreurs trop grossières, pour nous déclarer en
grande forme quand nous sommes vraiment déprimés.
Je n'affirme pas que, en réalité, nous savons toujours et parfaitement comment nous nous sentons. Je dis seulement (en suivant Wittgenstein) que c'est une
sorte de convention, une forme de vie, que en règle générale nous sommes censés
connaître nos pensées et nos émotions. Et, justement parce que c'est une sorte de
convention, nous pouvons la modifier et poser collectivement, sans forcément le
rendre explicite, que certaines machines connaissent nos pensées et nos émotions
mieux que nous-mêmes. Il suffit que ce nouvel arrangement fonctionne dans la
vie et ne nous conduise pas trop souvent à des aberrations trop flagrantes.
Ce déplacement ne concerne pas seulement les applications dans le domaine
de la santé mentale digitale mais l'ensemble des procédures par lesquelles des
algorithmes sont censés déterminer nos pensées, nos émotions, nos intentions. Il
peut recouper certaines problématiques de la sociologie ou de la psychanalyse en
les orientant alors entièrement. Un sociologue peut déterminer (en fonction de
nos revenus, notre niveau d'étude, notre lieu d'habitation, etc.) pour qui statistiquement nous allons voter alors même que nous ne le savons pas encore, mais,
dans la perspective de ce déplacement de l'intériorité, il s'agirait de déterminer
pour qui nous voulons ou avons l'intention de voter, et cela alors même possiblement nous ne le savons pas vous-mêmes. De même, la psychanalyse met certes
en évidence une dimension inconsciente de l'esprit. Cependant, dans sa version
habituelle, elle s'appuie sur l'ambiguïté des contenus de pensée et ne prétend pas
déceler dans notre esprit de nouveaux contenus de pensée. Pour revenir à la machine de Toussaint (on pourrait ainsi évoquer les machines à décrypter les
rêves 10), un psychanalyste pourrait dire que, sous ce visage barbu qui me vient à
l'esprit en rêve, ou lorsque je lis le roman, je pense à mon père autant qu'à l'un
de mes collègues. Mais le psychanalyste ne dira pas que j'ai rêvé un visage barbu
alors que je ne m'en souviens pas moi-même ou alors que je croyais avoir rêvé
d'une plage au soleil. La psychanalyse situe l'inconscient dans l'ambiguïté des
contenus de pensée, dont « la façade », pour reprendre l'expression de Freud,
cache une multitude d'autres sens. Avec les machines à lire les pensées, l'inconscient devient un autre contenu de pensée que nous ne savions pas entretenir.

10. Tomoyasu HORIKAWA, Masako TAMAKI, Yoichi MIYAWAKI & Yukiyasu KAMITANI, " Neutral
Decoding of Visual Imagery During Sleep " , dans Science, 340/6132, 2013, p. 639-642 ; Francesca SICLARI, Benjamin BAIRD, Lampos PEROGAMVROS, Giulio BERNARDI, Joshua J.
LAROCQUE, Brady RIEDNER, Mélanie BOLY, Bradley R. POSTLE & Giolio TONONI, " The neutral correlates of dreaming " , dans Nature Neuroscience, 20, 2017, p. 872-878.

DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 60, 2020

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