Revue Droit & Littérature N°5-2021 - 150

Le thème
son père, il s'engage en faveur de Dreyfus tout en affirmant conserver à l'armée, dans laquelle
il s'était engagé à l'âge de dix-huit ans (il est vrai que cet engagement volontaire d'un an lui
permettait d'écourter le service sous les drapeaux), son estime. En pleine Affaire, dans une lettre
adressée au lieutenant P. d'Orléans, il dit garder le souvenir d'individus dignes de son respect et
considère l'armée elle-même, en tant qu'institution, comme digne de sa sympathie5
. Il est même
un dreyfusard actif puisqu'il s'est engagé dès la parution de J'accuse. Il le rappelle d'ailleurs luimême,
pour s'exonérer des interprétations que pouvait susciter l'intervention d'A. Daudet en
sa faveur lors de l'obtention du prix Goncourt, lorsque Les Jeunes filles en fleur ont été préférées
aux Croix de bois de R. Dorgelès : « Ce ne pouvait être pour récompenser d'anciens services de
réactionnaire et de clérical, je crois avoir été le premier dreyfusard puisque c'est moi qui suis
allé demander sa signature à Anatole France »6
. Parmi ses amis, le groupe des anciens élèves
du lycée Condorcet, le groupe constitué autour de la revue Le banquet, avant son absorption
dans la Revue blanche, tous sont dreyfusards. Les salons qu'il affectionne (celui de Mme Strauss,
celui de Mme Caillavet) le sont également, de même que le cercle constitué autour des Noailles.
Est-ce à dire que « tout devait donc conduire Proust au dreyfusisme »7
? Dans une certaine
mesure, mais une mesure qui n'enlève rien au caractère volontaire et conscient de son engagement,
qui est d'ailleurs une manière pour lui de prendre l'avenir et sa postérité à partie8
, et
qui n'occulte pas la fonction particulière que remplit l'Affaire dans la rédaction de La Recherche.
Quelle place, d'ailleurs, l'Affaire Dreyfus, dont on a pu dire qu'elle a été « une crise humaine,
moins étendue et moins longtemps prolongée mais aussi violente que la Révolution Française
ou la Grande Guerre »9
, occupe-t-elle dans l'œuvre de Proust ? Quelles fins les références à
cette affaire poursuivent-elles ?
On a déjà fait remarquer que l'Affaire avait peu suscité la créativité des romanciers et écrivains
français10
, y compris ceux qui, par ailleurs, lui consacrent des articles ou des chroniques
5. Lettre du 30 novembre 1899 : « Vous me demandez si j'ai oublié que j'ai eu pour chefs un Walewski, un Neuville. Certainement non, je ne l'oublie
pas. Je leur garde le souvenir le plus respectueux, le plus obéissant. Et ce ne sont pas les seuls à qui je garde ma vénération. Je pense aussi au colonel Arvers, au
commandant Appert. L'affection que je porte individuellement à des chefs qui ont été si bons pour moi, je l'éprouve aussi d'une manière plus abstraite pour l'Armée
en général. Le développement de mes idées m'a peu à peu amené à la considérer comme la forme de vie avec laquelle je sympathise le plus » (La Correspondance de
Marcel Proust, Paris, Plon, 1980, éd. Ph. Kolb, t. xiv, p. 336). Il se montre en revanche plus critique à l'égard de l'Église : « les défenseurs
de l'Autel » auraient dû « avant tous les autres être les apôtres de la vérité, de la pitié et de justice ».
6. Lettre à P. Souday du 18 décembre 1919, citée par H. David, « Marcel Proust et ses Amis Antisémites », Revue d'Histoire littéraire de
la France, sept.-déc. 1971, 71e
année, n° 5/6, p. 912.
7. Voir : J.-Y. Tadié, « Proust, le fidèle », 1900. Revue d'histoire intellectuelle, n° 11, 1993, Comment sont-ils devenus dreyfusards ?,
p. 134.
8. Lettre du 26 ou 27 novembre 1898, adressée à un journal qui avait omis son nom parmi la liste des signataires d'une pétition en
faveur du Cel
Picquart : « Je sais que mon nom n'ajoutera rien à la liste. Mais le fait d'avoir figuré sur la liste ajoutera à mon nom : on ne
laisse pas passer une occasion d'inscrire son nom sur un piédestal » (La Correspondance..., op. cit., 1976, t. ii, p. 268-269). Sur cette lettre,
cf. P. Wise, « Un brouillon inédit de Marcel Proust : lettre pour la " Protestation Picquart " », Bulletin d'informations proustiennes, 2009,
n° 39, p. 17-43. Cf. également E. Rosen, « Littérature, autofiction, histoire : l'affaire Dreyfus dans " La recherche du temps perdu " »,
Littérature, n° 100, déc. 1995, p. 67.
9. L. Blum, Souvenirs sur l'Affaire, Paris, éd. Gallimard, 1981, p. 35.
10. Sur ce point, voir : S. Rubin Suleiman, « Passion / Fiction : l'Affaire Dreyfus et le roman », Littérature, n° 71, 1988, p. 90-107
et M. Trebitsch, « Jean-Richard Bloch (1884-1947) », L'Affaire Dreyfus de A à Z, M. Drouin (dir.), Paris, 1994, p. 144. Plus nuancé :
P. Citti, « L'Affaire en littérature. Le système de l'imagination littéraire des années 1890 », L'Affaire Dreyfus de A à Z, op. cit., p. 424.
Ces différences d'appréciation tiennent sans doute au fait que certains ne prennent en compte que les textes qui s'emparent véritablement
de l'Affaire, tandis que d'autres recensent tous ceux qui l'évoquent, fût-ce de manière purement incidente. Pour une mise
au point, voir : J. Lalouette, « L'affaire Dreyfus dans le roman français », Revue historique, t. 301, fasc. 3 (611), juillet-septembre 1999,
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