Revue Droit & Littérature N°5-2021 - 206

Le thème
écrivit Nietzsche : le futur auteur de Sodome et Gomorrhe voudrait bien, à travers une débauche de
références savantes, mythologiques, russes ou shakespeariennes, mettre en exergue cette « beauté
terrible ». Y parvient-il ?
Le crime de sang fascine tout le monde, et il serait injuste d'interdire aux écrivains de s'y
intéresser. Notons que la chronique judiciaire mène parfois à la meilleure littérature : l'exemple
d'Emmanuel Carrère en témoigne. Ses relations de procès, rédigés avant qu'il ne devienne célèbre,
sont éblouissants de finesse. Mais, souvent, les auteurs de fiction se cassent les dents sur le réel. Ils
ont des excuses : le réel surpasse de beaucoup la fiction. Bien des criminels ont, sans forcément
s'en rendre compte, plus d'imagination que les écrivains. Il suffit de lire un dossier d'instruction
pour relever des détails qu'aucun littérateur sensé n'oserait introduire dans son œuvre, sous peine
d'être qualifié d'hurluberlu. Tout le monde croit savoir que la pulsion homicide - mis à part les
passages à l'acte tueurs en série ou des schizophrènes -, les « contrats » exécutés par des professionnels
ou les massacres terroristes, sont régis par le bon sens de leur auteur. Un avocat plaidera :
« Un assassin ne ferait jamais une telle bêtise après avoir si bien préparé son geste » (il a laissé ses empreintes
digitales dans la tache de sang, alors qu'il jure avoir joué au bridge chez des amis au moment du
meurtre). Ou : « Mon client n'est pas assez stupide pour avoir imaginé un scénario aussi consternant ». Eh bien
si, justement. Pour la bonne raison que, comme l'a très bien dit Mark Twain, « la vérité est toujours
plus surprenante que la fiction, parce que la fiction doit coller à ce qui est possible, alors que la vérité, elle, n'y est
pas obligée ». La vérité n'est obligée à rien. Henri de Blarenberghe n'est pas (seulement) Œdipe. Et
Proust n'est pas un chroniqueur judiciaire.
Certes, il n'a pas tort de se rapprocher du criminel pour mieux le comprendre, et le fait qu'il ait
pu le rencontrer des années auparavant, en nouant avec lui une relation superficielle, n'est pas un
obstacle à sa réflexion. Mais Marcel va trop loin, il se substitue à Henri. Proust nous parle de lui
et de sa mère, pas de Blarenberghe et de la sienne. C'est toujours pareil avec les écrivains : ils ne
savent pas s'oublier, sans quoi ils n'auraient pas de style. Pour cette mauvaise raison, les journaux
leur commandent avec gourmandise des articles sur les faits divers ou les procès retentissants :
afin de diffuser leur « vision » du drame magnifiée par leur talent. Peu importe que cette vision
soit, la plupart du temps, tellement déconnectée des faits qu'elle en devient abstraite. Le crime
n'est qu'un prétexte parmi d'autres pour l'écrivain, un exercice, comme la nature morte pour le
peintre. L'extravagante expédition de Marguerite Duras dans la vallée de la Vologne, en 1985,
aux frais de Libération, montre que le réel (ici : l'affaire Gregory) peut rendre fous les écrivains. Car
ils ne maîtrisent que le réel de leurs personnages, ce qui n'est pas rien mais qui reste insuffisant
pour le vrai réel, celui des gens qu'ils n'ont pas créés.
Nul ne peut comprendre un criminel sans en avoir été un lui-même. Jean Giono n'a pas élucidé
la tuerie de Lurs, Colette n'a pas percé Landru à jour, Barrès n'a pas vu l'innocence de Dreyfus
(au moins n'a-t-il pas fait semblant s'essayer). Aux assises, on scrute les accusés - par commodité,
ne parlons que de ceux qui plaident coupable - pour saisir ce qui nous rapproche d'eux. On
comprend leur exaspération, leur humiliation, leur exaltation, tous ces sentiments violents qui
peuvent pousser un être doué de raison à se dire, un beau matin, que la solution à son problème
existe : il suffit de supprimer le problème. Il y a dans tout crime une part d'idiotie, car l'histoire
finit toujours, ou presque, mal pour le criminel. Mais il tue quand même : sa mère, comme Henri
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