Revue Droit & Littérature N°5-2021 - 86

Le thème
homme affirme ne pas pouvoir dire qu'il est une femme. Ainsi avons-nous affaire à deux énoncés en
apparence contradictoires : « Je suis une femme » / « Je ne suis pas une femme ». Comment comprendre
cela ? Et quelle est la stratégie littéraire mise en place par Proust ? La contradiction peut
être comprise à partir du moment où l'on entend les deux énoncés à l'intérieur de jeux de langage
différents. En effet, pour ce qui concerne le premier « Je suis une femme » il s'agit ici, selon les mots
mêmes du narrateur, d'un aveu. Et pour ce qui concerne le second « Je ne suis pas une femme »
il s'agit par contre d'une affirmation innocente qui fait fi des conventions sociales et morales. Sous
l'aveu se cache donc une innocence. « Chez Proust, la loi présente une autre figure, parce que la
culpabilité est plutôt comme l'apparence qui cache une réalité fragmentaire plus profonde, au lieu
d'être elle-même cette réalité plus profonde à laquelle nous mènent les fragments détachés »41
. Ce à
quoi l'aveu fait référence c'est la culpabilité qui hante l'homosexuel dès lors que son comportement,
voire son être, est ramené, selon un positivisme faible et grossier, à la norme hétérosexuelle masculine.
Ainsi l'homosexuel souffrirait-il de ne pas être comme il doit être, tout enfermé, tout encapsulé
qu'il est dans son inversion sexuelle. Héritage du christianisme, comme le remarque notamment
Foucault, l'aveu consiste à débusquer la vérité qui est cachée en soi, « le soi (...) comme un texte
ou un livre que nous devons déchiffrer et non pas quelque chose qui doit être construit par la superposition,
la surimposition, de la volonté et de la vérité »42
. Or l'aveu, qui emprunte la médiation
de la verbalisation, se fait dans une perspective sotériologique censée conduire l'âme humaine
de Satan à la loi de Dieu. L'on peut par là même en conclure que l'inversion est profondément
marquée, tant dans l'âme que dans le corps, par la culpabilité que Proust exprimera à travers ce
qu'il nomme, de manière indirecte, la « race maudite » et qui partage avec le Juif le même destin :
celui de la souffrance et de la punition : « (...) race sur qui pèse une malédiction et qui doit vivre
dans le mensonge et le parjure, puisqu'elle sait tenu pour punissable et honteux, pour inavouable
son désir, ce qui fait pour toute créature la plus grande douceur de vivre ; qui doit renier son Dieu
(...) fils sans mère, à laquelle ils sont obligés de mentir même à l'heure de lui fermer les yeux ; mais
sans amitiés malgré toutes celles que leur charme fréquemment reconnu inspire et que leur cœur
souvent bon ressentirait »43
.
Cette homosexualité-culpabilité, qui se divise elle-même en deux séries statistiques, celle de
Sodome et celle de Gomorrhe, est frappée par la malédiction du péché et annonce la prophétie
de Samson dans les vers de Vigny repris par Proust : « Les deux sexes mourront chacun de leur côté »44
.
Deleuze définit cette homosexualité comme une homosexualité globale et spécifique. Aucune
ligne homosexuelle, la ligne masculine et la ligne féminine, ne communique avec l'autre et enferme
par là même le désir dans une sexualité molaire. L'ordre molaire correspond aux stratifications,
aux organisations qui ont tendance à durcir, à délimiter les sujets, à les insérer dans des
formes qui sont des organisations de forces. Ainsi les deux séries homosexuelles que sont Sodome
et Gomorrhe, les cités maudites détruites par le feu et le soufre de dieu, correspondent à des plans
d'organisation qui réfèrent et renvoient le désir à un pôle unique : l'homme ou la femme selon une
détermination biologique immobile.
41. G. Deleuze, PS, op. cit., p. 160.
42. M. Foucault, Herméneutique du sujet, Cours au Collège de France, Paris, Gallimard, EHESS, 2001, p. 50-51.
43. M. Proust, SG I, op. cit., p. 16.
44. Ibid., p. 17.
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Droit & Littérature - Numéro 5

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