Hors collection - 150 ans de la faculté de droit de Bordeaux, quel héritage doctrinal ? - 26

20
Jean Derruppé : doctrine et pratique
pouvoir de retirer d'une chose les utilités qu'elle offre ; c'est un droit direct en ce
sens qu'il permet de saisir directement, sans intermédiaire, les utilités potentielles
d'une chose. Au contraire, le droit de créance confère le pouvoir d'exiger d'une
personne qu'elle fournisse une prestation ; il n'atteint son utilité que par l'intermédiaire
du débiteur et de son comportement »5
. Certes, au cours des dernières
décennies, le législateur s'étant emparé du régime juridique du bail, qu'il s'agisse
du bail d'habitation ou du bail commercial, pour en fixer avec un détail toujours
accentué les règles impératives, les hypothèses résiduelles qui supposeraient de
revenir sur la distinction de la nature juridique des droits du preneur à bail, pour
en fixer le contenu, se sont singulièrement réduites, ce qui pourrait laisser penser
que l'apport doctrinal de Jean Derruppé était, au fil du temps, moins visible. Mais,
confirmant la pertinence de la position selon laquelle c'est pour fournir un cadre
juridique le plus sécurisé possible qu'il faut être attentif à la qualification de la
nature des droits invoqués, l'actualité de la pratique professionnelle, confortée par
son accueil en jurisprudence, est venue apporter, soixante ans plus tard, un bel
hommage à la pertinence de l'analyse développée par l'éminent auteur.
C'est, en effet, par un arrêt, accédant vite à la célébrité, que la Cour de cassation
a consacré la possibilité de constituer des droits réels en dehors de ceux que le Code
civil identifie6
. La haute juridiction a admis que les parties sont libres de constituer
un droit réel de jouissance spéciale sur un bien déterminé, en posant comme principe
que « le propriétaire peut consentir, sous réserve des règles d'ordre public, un
droit réel conférant le bénéfice d'une jouissance spéciale de son bien ». En l'espèce,
la haute juridiction considère qu'en ordonnant l'expulsion de l'occupant « alors
que les parties étaient convenues de conférer à La Maison de Poésie (le vendeur de
l'immeuble), pendant toute la durée de son existence, la jouissance ou l'occupation
des locaux où elle était installée », la cour d'appel avait violé les articles 544 (relatif
au droit de propriété) et 1134 (relatif à la liberté contractuelle) du Code civil.
Les analyses doctrinales suscitées par cette forme d'invention contractuelle
retiennent, pour l'essentiel, que, sur le terrain de la qualification des droits conférés,
c'est bien la nature de droit réel qui s'impose, telle qu'elle avait été identifiée par
Jean Derruppé, « c'est- à-dire d'une prérogative exercée directement sur la chose,
sans aucune intermédiation de son propriétaire »7
. De manière tout à fait claire
et dans la même démarche, il a été posé que « le critère de la spécialité ne peut
5. « Souvenirs et retour sur le droit réel du locataire », in Mélanges dédiés à Louis Boyer, Presses univ.
de Toulouse, p. 169.
6. Cass. 3e
civ., 31 oct. 2012, n° 11-16304.
7. W. Dross, « La qualification de droit réel de jouissance spéciale », in « Les nouveaux droits réels au
cœur de la pratique notariale », Actes du colloque du 17 janv. 2017, Revue Notaires Vie professionnelle VIP,
juin 2017, p. 11.

Hors collection - 150 ans de la faculté de droit de Bordeaux, quel héritage doctrinal ?

Table des matières de la publication Hors collection - 150 ans de la faculté de droit de Bordeaux, quel héritage doctrinal ?