Hors collection - 150 ans de la faculté de droit de Bordeaux, quel héritage doctrinal ? - 38

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Jacques Ellul : du droit romain à l'écologie politique
presque toujours à nager à contre- courant, sa notoriété à l'étranger contrastant
avec la marginalisation de sa pensée en France, son rôle de sentinelle, d'éternel
guetteur ou de lanceur d'alertes, et enfin bien sûr son intuition géniale quant à
l'ambivalence du progrès technique et au caractère potentiellement totalitaire
de la raison techniciste. Son métier d'historien du droit viendrait en dernier3
. Je
rajouterais, sans doute, que pour avoir été conçue pour l'essentiel il y a près de
soixante- dix ans, sa pensée n'a rien perdu de sa pertinence. Elle constitue même
une bonne grille de lecture pour repérer les grands défis du xxie
siècle. C'est du
moins ce que nous souhaiterions démontrer ici, car Jacques Ellul s'est très tôt
affranchi des limites de sa discipline - l'histoire du droit - pour bâtir une œuvre
sur deux niveaux : sociopolitique et théologique.
I - UN ENFANT PAUVRE MAIS HEUREUX
Né le 6 janvier 1912 à Bordeaux, mort d'un lymphome à Pessac le 19 mai
1994, Jacques Ellul aura su résister toute sa vie aux sirènes parisiennes. Fils de
Joseph Ellul et de Marthe Mendès, il se considérait comme un fils de métèque
élevé dans le sens de l'honneur et des valeurs aristocratiques de la droite. Son
père était italo- serbe, de culture grecque orthodoxe mais voltairien de conviction.
Sa mère, protestante, était française mais son patronyme évoquait de lointaines
origines juives et portugaises. Ses deux parents étaient issus de grandes familles
ayant connu de graves revers de fortune. Après des études à Vienne, Joseph Ellul
fut recruté en qualité de fondé de pouvoir par une grosse maison de négoce de
Bordeaux. Venu dans la capitale aquitaine le temps d'un stage, il ignorait qu'il y
rencontrerait sa future épouse. En raison d'une intransigeance de caractère qui
lui faisait placer le sens de l'honneur au- dessus de toute autre considération, il
fut confronté plusieurs fois au chômage. Pour subvenir aux besoins du ménage,
Marthe, son épouse, enseignait le dessin dans un établissement privé et donnait
également des leçons de peinture à domicile. De son propre aveu, la jeunesse
d'Ellul fut donc celle d'un enfant studieux, pauvre mais heureux4
. Premier de la
classe au lycée de Longchamp - aujourd'hui lycée Montesquieu -, une fois ses
devoirs terminés, sa mère le laissait baguenauder des après- midi entiers sur les quais
au bord du fleuve ou dans les marais d'Eysines. Le soir avant de passer à table, le
3. S. Dujancourt, Introduction à la pensée juridique de Jacques Ellul, Mémoire de maîtrise en théologie
protestante, université de Strasbourg, 1989, sous la direction de Gabriel Vahanian.
4. Pour plus de détails, on se permettra de renvoyer ici à P. Chastenet, Introduction à Jacques Ellul,
Repères/La Découverte, Paris, 2019 et à J. Ellul, P. Chastenet, [1994], À contre- courant, Entretiens, La
Table Ronde, coll. la petite vermillon, Paris, 2014.

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