Hors collection - 150 ans de la faculté de droit de Bordeaux, quel héritage doctrinal ? - 53

Patrick Troude- Chastenet
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Rousseau : en raison d'une vision trop exigeante de la démocratie, il renonce à
distinguer ses manifestations empiriques - forcément imparfaites - des régimes
parfaitement totalitaires. Au lieu d'admettre avec Robert Dahl la dimension potentiellement
révolutionnaire de la doctrine démocratique car jamais pleinement
réalisée, ou au lieu de souligner comme Claude Lefort37
son caractère essentiel
d'indétermination, son invention permanente, son inachèvement structurel, Ellul
semble considérer les polyarchies, c'est- à-dire les démocraties pluralistes, comme
des dictatures masquées. Parce qu'il polarise son attention sur l'idéal démocratique,
il sous- estime les vertus pourtant bien réelles des régimes démocratiques. En
réalité, ce qu'Ellul récuse au plus profond de lui, c'est la part de violence contenue
dans toute forme de pouvoir politique, y compris lorsque cette violence prétend
à la légitimité comme celle de l'État moderne selon la définition réaliste de Max
Weber. Il n'a rien voulu apprendre, à ce sujet, ni du grand sociologue allemand ni
du doyen de la faculté de droit de Bordeaux Léon Duguit. Ellul refuse la violence
comme moyen spécifique, comme ultima ratio, non seulement de l'État mais de
la politique dans son entier. La politique qui, nous le rappelle encore Max Weber,
a pour seul enjeu la puissance ; la politique qui obéit à des lois impitoyables qu'il
est dangereux d'ignorer en tant qu'acteur, et naïf de nier en tant qu'observateur.
En insistant sur la fonction catalytique des chrétiens, sur ce rôle singulier de brebis
au milieu des loups, en prônant la non- puissance plus que la non- violence, Ellul
n'aurait jamais pu partager l'admiration de Weber pour ce personnage des Histoires
florentines déclarant qu'il fallait féliciter ceux qui avaient préféré la grandeur de
leur Cité au salut de leur âme. En effet, si Ellul tourne le dos à Weber, il est encore
plus éloigné d'un autre réaliste non moins illustre : Machiavel. Pour lui, on ne peut
décidément pas « créer une société juste avec des moyens injustes38
». Le Mal ne
saurait engendrer un Bien, y compris en politique. Pourquoi ? Tout simplement
parce qu'Ellul a une autre référence, sa foi en le Tout Autre, en la révélation de
Dieu en Jésus- Christ. À tous ceux qui trouvent commode d'ignorer le versant
théologique de son œuvre, on se permettra de rappeler qu'Ellul lui- même invoque
ses convictions chrétiennes dans son dernier livre consacré à la révolution39
. Il nous
faut donc questionner plus avant son système de valeurs si l'on souhaite éclairer son
rapport au politique. Comme l'observent à juste titre les initiateurs des Mélanges :
37. C. Lefort, L'invention démocratique, Les limites de la domination totalitaire, Fayard, Paris, 1981.
38. J. Ellul, P. Chastenet, [1994], À contre- courant, Entretiens, La Table Ronde, coll. La petite vermillon,
Paris, 2014, p. 76.
39. Cf. les dernières pages de Changer de révolution.

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