Hors collection - Les États d'exception, un test pour l'État de droit (Revue du Droit Public - Numéro spécial) - 50

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DOMINIQUE ROUSSEAU
Après la violente attaque du Premier ministre Édouard Balladur contre le
Conseil constitutionnel qui venait de censurer la loi Pasqua restreignant le
droit d'asile, Robert Badinter, alors président du Conseil, répondit que cette
colère était celle de « tout pouvoir face à un contre-pouvoir » (24). La configuration
constitutionnelle ainsi dessinée est claire : d'un côté, le « pouvoir »,
celui de l'État qui prend ses décisions sur le fondement d'un calcul des intérêts
; de l'autre, le « contre-pouvoir », celui de la société qui fonde sa critique
de la raison d'État sur les droits des « membres du corps social ». Et cette
configuration constitutionnelle fait sens non vers une philosophie politique
libérale mais vers une philosophie démocratique. Contrairement à l'idée reçue
selon laquelle il serait l'instrument privilégié de l'État libéral, le droit, entendu
comme l'ensemble des droits, principes et libertés, participe directement et
pleinement du principe démocratique.
Le « mérite » des états d'exception - comme des régimes illibéraux - est
ainsi, et peut-être paradoxalement, de provoquer, en détruisant ou en affaiblissant
le droit, une réévaluation du droit pour la construction future d'une
société démocratique.
C. - Le droit, code d'accès du principe démocratique
Le droit peut être enfin une des valeurs par laquelle construire la société
démocratique parce que, à l'opposé du politique qui fonctionne sur la
fusion (25), il a pour principe la différence, l'écart, la distance et - conséquence
nécessaire et logique - pour mode d'action la relation, le rapport,
l'espace. Dans le champ politique, cette différence est celle qui met en scène
« les représentants du Peuple français constitués en Assemblée nationale » et
« les membres du corps social », pour reprendre les mots de la Déclaration de
1789 ; dans le langage d'aujourd'hui, il s'agit de la différence entre les gouvernants
et les gouvernés. Dans l'ordre du politique, les deux doivent fusionner,
ne faire qu'un, selon la formule magique de Louis XV ; dans l'ordre du droit,
les deux corps, celui des citoyens et celui des représentants, ne fusionnent
pas, chacun se voit reconnaître un rôle qui implique une indépendance réciproque
: le corps des représentants celui de statuer, le corps des citoyens celui
de contrôler. Parce qu'il se fonde sur la dissociation des gouvernants et des
gouvernés, parce qu'il met en scène l'écart entre les deux corps, le corps des
représentants et celui des citoyens, le constitutionnalisme moderne porte en
lui une tension permanente qui empêche la fusion et appelle une politique de
relation et d'échanges entre les deux corps.
Ce qui fait vivre cet écart et donc cette relation, c'est le contrôle de constitutionnalité
des lois. Dans chaque décision d'une cour constitutionnelle se joue
(24) Badinter R., « Le pouvoir et le contre-pouvoir », Le Monde 23 nov. 1993.
(25) V. supra, p. 44.
REVUE DU DROIT PUBLIC - N° Spécial-2021

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