Hors collection - Droit et déontologie des magistrats - 16

DROIT ET DÉONTOLOGIE DES MAGISTRATS
comme pour conjurer l'inconfort de la place extravagante qu'ils occupent, comme
pour justifier par anticipation leur extraordinaire office : juger son semblable.
2 › De quel droit un homme peut-il en juger un autre ? - Cette question se
trouve aux fondements d'une réflexion ancestrale sur la légitimité du juge, sur
son autorité et vient en définitive déterminer les lignes directrices de sa déontologie.
Les réponses à cette question, nombreuses et contradictoires, ont jalonné
l'histoire du droit et de la philosophie depuis l'Antiquité. Il serait trop long et
inutile de revenir sur chacune d'elles. Il est toutefois possible d'extraire des
grandes lignes de ces relations philosophico-politiques les linéaments d'une
théorie générale de la déontologie des juges.
On cite généralement Montesquieu, lorsqu'on entend traiter de l'office du juge - d'un
office idéalisé qui aurait enfin trouvé son équilibre entre une justice arbitraire car
conduite par des juges humains, et une absence d'appareil judiciaire sans lequel
toute loi serait inapplicable : «Mais les juges de la nation ne sont, comme nous
avons dit, que la bouche qui dit les paroles de la loi ; des êtres inanimés, qui n'en
peuvent modérer ni la force ni la rigueur » (De l'esprit des lois,livre XI, chapitre 6,
«De la constitution d'Angleterre »). Si Montesquieu décrit ici le mécanisme de la
constitution d'Angleterre, son langage est ambigu et se complaît dans la généralité :
c'est que la constitution d'Angleterre a sa préférence, dans la mesure où elle a
« pour objet direct... la liberté politique ». Aussi, dans un régime qui vise la liberté
politique, les juges ne doivent être que des automates qui appliquent la loi dans sa
rigueur. Ce qui signifie que le régime par excellence qui a pour objet la liberté politique
est un régime légal ou légaliste - par opposition à judiciaire ou justicier - dans
lequel le juge ne saurait avoir une place centrale, mais au contraire occuperait une
position subalterne.
Pour diverses raisons, que l'histoire juridique de la France révèle bien, les révolutionnaires
de 1789 ont perfectionné le système légaliste qui se dessinait déjà depuis
le XVII
e siècle, essentiellement pour réduire le pouvoir des juges avant de prétendre
poursuivre la liberté politique. Cette figure du juge-automate leur était satisfaisante ;
elle était une réponse à cette question ancestrale posée plus haut : de quel droit un
homme peut-il en juger un autre ?
En effet, le légalismeest une manièrederégler leproblèmedel'humanité du juge,
de réduire l'influence de ses affects, de ses humeurs, de ses pensées subjectives
souvent soumises aux injonctions incontrôlables de son corps - depuis l'aube
d'une réflexion sur l'acte de juger, les contraintes corporelles sont perçues comme
réductrices et avilissantes, et la simple digestion devient le siège de remarques de
fond sur la capacité des juges à mieux statuer avant leur déjeuner qu'après, ou à
être plus clément au début de la journée qu'àlafin26.D'un bout à l'autredenotre
histoire, ces « biais » - ainsi qu'aiment à les nommer les sociologues - sont appréhendés
de différentes manières : du rejet radical à l'acceptation pure et simple de
26. Telles sont les conclusions d'une étude désormais célèbre, effectuée sur plusieurs décisions prises par des juges
israéliens, présentée par S. Danziger, J. Levav et L. Avnaim-Pesso, « Extraneous factors in judicial decisions », in
Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, April 26, 2011, vol. 108,
nº 17, p. 6889-6892
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