Bibliothèque de droit privé - Tome 621 - La théorie générale des conflits de lois à l'épreuve de l'individualisme - 116

L'APPROFONDISSEMENT PHILOSOPHIQUE DE L'INDIVIDUALISME
115
si « la noirceur » ou « la justice » peuvent être des propriétés réelles inscrites dans la
nature des choses auxquelles elles s'appliquent. L'homme moderne ne peut s'en
détourner, et l'on ne saurait les considérer avec dédain, comme de vieilles querelles
qui n'agiteraient plus guère que les philosophes nostalgiques de ces temps révolus où
Docteurs et théologiens s'opposaient avec passion et science dans l'étude de ces vénérables
débats123. Aussi anciennes qu'elles soient, les interrogations que suscitent ces
questions philosophiques ne sont pas historiques : elles sont permanentes. Comme l'a
encore récemment souligné un auteur, « le phénomène demeure constant : nous sommes
en contact par la perception sensible avec des choses singulières spatiotemporellement
situées, que nous regroupons sous des représentations générales, linguistiques
ou mentales »124. Au-delà des siècles, le problème des universaux n'a rien perdu de sa
pertinence ni de son acuité de sorte que les réponses qui peuvent lui être données
demeurent opératives pour décrire et appréhender le monde. Ainsi que l'observe
C. Panaccio, c'est à cela que se rapporte « en dernière analyse » l'opposition entre
les paradigmes philosophiques issus du nominalisme occamien et de l'aristotélisme :
« les premiers n'acceptent dans le monde extérieur que des entités singulières - cet
homme, ce cheval, cette page de rouge (...) ; les seconds, au contraire, pensent qu'il
y a dans la réalité (...) des unités autres qu'individuelles, des genres et des espèces par
exemple, des propriétés générales ou des entités abstraites comme des nombres, des
ensembles, des natures communes ou des valeurs »125. À cet égard, la persistance de
l'opposition entre l'aristotélisme et le nominalisme ne tient pas tant au caractère irréconciliable
des conceptions du monde de ces doctrines qu'à la pertinence fondamentale
de l'image qu'elles en proposent et des attitudes philosophiques qui lui sont liées.
En effet, il n'y a pas aujourd'hui plus ou moins de raisons qu'hier imposant d'admettre
ou de refuser l'existence des universaux et de souscrire aux implications philosophiques
qui en résultent. Il est alors encore parfaitement possible d'adhérer à l'une ou
àl'autre de ces conceptions, si bien que l'on ne saurait venir pleinement à bout de
cette opposition philosophique dans laquelle le cœur paraît avoir peut-être autant de
part que la raison. En revanche, on gagnera certainement à la comprendre et à en
mesurer toutes les implications. En effet, la manière dont on se représente les rapports
qui existent entre l'individuel et l'universel demeure, elle, réellement décisive, et cela
quel que soit le terrain sur lequel on se place, car, bien qu'il se manifeste originellement
dans le champ de l'ontologie et de la métaphysique, le désaccord entre ces
123. Pour un aperçu de la vigueur de ces débats durant l'époque médiévale, v. not. : J. CHEVALIER,
Histoire de la pensée, préc., t. II, pp. 484 et s., concernant les condamnations dont l'œuvre d'Occam fît
l'objet de la part des autorités religieuses et universitaires. En effet, en raison du caractère novateur de sa
doctrine et du fait de son opposition franche aux thèses de l'aristotélisme et du thomisme régnant à son
époque, Occam fut traduit en 1324 devant la cour papale d'Avignon. L'influence du philosophe franciscain
fut jugée dangereuse par les censeurs ecclésiastiques et académiques puisqu'Occam remit en cause des
thèses acceptées tant par l'Eglise que par les Docteurs des Universités. Le Libellus contra doctrinam Guilelmi
Occam, établi par le chancelier de l'Université d'Oxford Jean Lutterell, dresse ainsi une liste de 56
propositions philosophiques et théologiques jugées subversives, qui servit de base à la commission nommée
par le Pape Jean XXII pour examiner la cause et aboutit finalement, en 1326, à la condamnation par la
Curie de 51 articles extraits de l'œuvre d'Occam.
124. C. PANACCIO, Le nominalisme. Ontologie, langage et connaissance. Textes clés, préc.,
pp. 10-11. L'auteur note à ce titre que : « Les humains depuis la nuit des temps classent en catégories les
êtres individuels qui les entourent et utilisent pour s'y retrouver des termes généraux comme " homme " ,
" animal " , " rouge " ou " cornu " ». Si les termes utilisés pour les désigner peuvent varier, le mécanisme
ainsi que la démarche philosophique demeurent quant à eux invariables.
125. C. PANACCIO, Le nominalisme. Ontologie, langage et connaissance. Textes clés, préc.,
pp. 10-11.

Bibliothèque de droit privé - Tome 621 - La théorie générale des conflits de lois à l'épreuve de l'individualisme

Table des matières de la publication Bibliothèque de droit privé - Tome 621 - La théorie générale des conflits de lois à l'épreuve de l'individualisme