Bibliothèque de droit privé - Tome 621 - La théorie générale des conflits de lois à l'épreuve de l'individualisme - 263

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LA THÉORIE GÉNÉRALE DES CONFLITS DE LOIS À L'ÉPREUVE DE L'INDIVIDUALISME
conflictuelle. Elle tire ses racines lointaines des leçons de la philosophie d'Aristote,
enseignant avec sagesse que la justice est une chose réelle235. Le rétablissement de la
compétence de la loi éludée constitue alors un retour à l'équilibre qu'institue la justice
conflictuelle - signe qu'il y a bien là une chose réelle. S'il est vrai que le fraudeur a
toujours en vue l'accession à un certain avantage matériel - puisque c'est pour divorcer
ou priver ses enfants d'un héritage qu'il agit -, la sanction de la fraude à la loi révèle
pourtant la proximité essentielle du mécanisme avec la justice conflictuelle. Elle
démontre la réalité de l'équilibre que poursuit ici la justice conflictuelle ainsi que la
nécessité d'assurer sa protection. Donnons-en quelques explications. D'une manière
générale, la fraude à la loi, on le sait, constitue fondamentalement une atteinte à l'équilibre
que l'idée de justice vise à réaliser au sein de la collectivité. Comme l'homme
injuste d'Aristote236, le fraudeur est celui qui recherche à prendre plus que sa part et
qui ne se soumet pas au juste partage établi par le droit au regard de la nature des choses.
Le fraudeur porte donc atteinte à cet équilibre par ses manœuvres visant à lui
octroyer un « bénéfice illicite »237.L'intention purement égoïste qui l'anime est une
menace pour le droit lui-même238. En effet, la fraude conduit à l'injustice et au déséquilibre
: elle est, selon le mot de Josserand, « la négation même du droit »239.La fraude
à la loi paraît ainsi intimement liée à l'idée classique selon laquelle la justice et l'équilibre
sont des choses réelles et objectives fondées sur la nature de la situation
juridique240. Cette idée en est même une condition nécessaire. Car si l'on n'admet pas
que l'équilibre retenu par le droit et protégé par la justice est une chose réelle et objective,
il est alors difficile de débusquer la fraude en perçant le voile de la licéité formelle
de l'élément matériel par lequel elle se produit pourtant pour déceler l'injustice et le
déséquilibre qu'elle réalise fondamentalement. La fraude à la loi révèle donc généralement
la réalité de l'idée de justice. Il en est de même en droit international privé où la
sanction de la fraude à la loi est le signe de la réalité de l'équilibre poursuivi par la
justice conflictuelle. En effet, la fraude à la loi est ici une atteinte à la réalisation de la
justice conflictuelle puisque la modification de l'élément de rattachement fait obstacle à
la compétence de la loi qui devrait normalement être applicable au regard de la nature
de la situation juridique. Or la compétence de la loi contournée est une qualité objective
de celle-ci - ce que démontre notamment le fait que la loi éludée peut tout aussi bien
235. Voir supra nº 209 et s., pour une analyse de l'idée de justice chez Aristote.
236. ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, V, 2, 1129 a 30-1129 b 1, considérant que l'homme juste est
celui ne prend pas plus que son dû et respecte l'équilibre du droit et de la justice, tandis que l'homme
injuste est celui qui recherche un avantage indu et rompt ainsi l'équilibre réalisé par le droit au regard de
la nature des choses.
237. L. JOSSERAND, Les mobiles dans les actes juridiques du droit privé, préc., p. 214.
238. B. AUDIT, La fraude à la loi, préc., p. 3, l'auteur évoque les deux forces contradictoires qui
concourent à l'élaboration du droit, celle de l'autorité publique poursuivant une finalité d'équilibre entre
les intérêts individuels et collectifs, et celle des individus, poursuivant une finalité « égoïste ». En tant que
menace pour le droit, la fraude à la loi se rapproche de l'abus de droit car ces deux phénomènes constituent
un détournement du droit vis-à-vis de la justice et de l'équilibre qu'il vise à réaliser. Sur ce rapprochement,
v. not. : B. ANCEL et Y. LEQUETTE, GADIP., nº 6, p. 55.
239. L. JOSSERAND, Les mobiles dans les actes juridiques du droit privé, préc., p. 214.
240. V. not. : J. VIDAL, Essai d'une théorie générale de la fraude à la loi en droit français, préc.,
pp. 11 et s., et pp. 34 et s., pour les apports respectifs des auteurs romains, ainsi que des glossateurs et postglossateurs.
Ces considérations sont typiquement liées à la conception classique du droit selon laquelle le
phénomène juridique est avant tout fondé sur la nature des choses dont l'analyse doit permettre d'y déceler
un équilibre et un ordre au sein des rapports. On reconnaît là les grandes lignes de la conception «jus
naturaliste » et savante du droit qui était justement celle des juristes romains ainsi que des glossateurs et
des postglossateurs italiens ayant théorisé et systématisé la notion de fraude à la loi.

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