Bibliothèque de droit privé - Tome 621 - La théorie générale des conflits de lois à l'épreuve de l'individualisme - 473

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LA THÉORIE GÉNÉRALE DES CONFLITS DE LOIS À L'ÉPREUVE DE L'INDIVIDUALISME
illustration saisissante. Analysant le développement de cette tendance, on a souligné
qu'elle conduisait à réduire le phénomène juridique à un instrument de satisfaction
des désirs et des intérêts individuels dans la mesure où le « droit à » tend à identifier
« le droit à l'objet du désir, comme pour un bien de consommation »110. Le risque est
alors grand de voir cette frénésie se traduire par une « atomisation » du système juridique
conduisant à une « balkanisation des droits subjectifs » si tous les objets de
« bien-être individuel » venaient à être «jugés dignes de protection légale »111.Le
Doyen Carbonnier y avait déjà clairement insisté en analysant la tendance à la « pulvérisation
du droit en droits subjectifs »112 qui paraît bien caractériser le droit
moderne sous l'emprise des valeurs individualistes. A. Supiot le constate également
en observant que « toute règle est commuée en droits subjectifs » ; ceux-ci sont offerts
aux individus « comme on distribuerait des armes » afin que chacun puisse poursuivre
ses inclinations et ses intérêts, au point que « le Droit disparaît comme bien
commun »113. Caractéristique de l'individualisme qui gouverne l'axiologie juridique
moderne, cette tendance réduit le droit à une collection de prérogatives uniquement
ordonnée à la satisfaction des individus si bien que « la seule loi qui vaille est en fin
de compte la poursuite par chacun de son intérêt privé »114.L'évolution qui a
accompagné le développement exponentiel des droits fondamentaux à l'époque
moderne en fournit une illustration évidente, qui révèle la force d'expansion de cette
tendance au resserrement du phénomène juridique autour de la satisfaction des intérêts
individuels. Initialement pensés dans le cadre des rapports entre l'individu et la
hommage à François Terré, préc., pp. 393 et s., spéc. p. 393 l'analyse de l'auteur est célèbre : « A l'éducation,
à la santé, au logement, à la vie privée, à l'image, à l'honneur, à l'air pur (voire à l'environnement), à
l'information, au RMI, au procès équitable, au nom, à ne pas subir un traitement inhumain et dégradant, ... :
une série de droits subjectifs non génériques (...) éclot en une arborescence qui suscite espoirs excessifs et
revendications chez les uns, agacement et scepticisme chez d'autres ». Voir aussi : A. SUPIOT, Homojuridicus.
Essai sur la fonction anthropologique du Droit, préc., pp. 26-29.
110. D. COHEN, « Le droit à... », préc., p. 399.
111. D. COHEN, « Le droit à... », préc., p. 395. À propos de cette hypothèse, il n'est pas anodin de
souligner que le conflit entre les droits fondamentaux constitue à cet égard une situation bien réelle, sur
laquelle v. not. : Y. LEQUETTE, « Les mutations du droit international privé : vers un changement de paradigme
? », préc., pp. 388-389, soulignant que « l'expérience fait, au reste, immédiatement percevoir les
limites d'une telle approche. Tout en se voyant volontiers enfermé dans une bulle ou une tour d'ivoire
qu'il espère protectrice, chaque individu n'exclut nullement d'empiéter sur les prérogatives du voisin. Il
veut qu'on lui reconnaisse ce qui lui paraît bon pour lui sans se préoccuper de la charge que cela représente
pour les autres. Chaque droit de l'homme étant la négation d'autres droits de l'homme, des conflits apparaissent
entre lesquels il faut bien arbitrer ». Voir déjà : M. VILLEY, Le droit et les droits de l'homme, PUF,
Paris, 2008, pp. 12-14, soulignant les « contradictions » que recèle inévitablement cette profusion des droits
fondés sur l'individu sans tenir compte des rapports qui composent et structurent toute vie collective au sein
de laquelle la personne est nécessairement ancrée. Voir aussi : H. BATIFFOL, Philosophie du droit, PUF,
Que sais-je ?, Paris, 1970, p. 98, soulignant que l'individualisme « implique une vue assez courte de la vie
en société » car « il ne peut y avoir de sociétés viables dans une réunion d'égoïsmes ».
112. J. CARBONNIER, Droit etpassion du droit sous la Ve
République, éd. Flammarion, Paris, 1996,
pp. 121 et s.
113. A. SUPIOT, Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du Droit, préc., p. 27,
regrettant cette évolution, l'auteur rappelle que : « Pour que chacun puisse jouir de ses droits, il faut que
ces droits minuscules s'inscrivent dans un Droit majuscule, c'est-à-dire dans un cadre commun et reconnu
par tous. (...) C'est l'idée de ce Droit objectif qui aujourd'hui s'estompe, comme du reste l'emploi de la
majuscule dont on usait pour le distinguer des droits subjectifs. L'individu n'aurait pas besoin du Droit pour
être titulaire de droits, et c'est, tout au contraire, de l'empiètement et du choc des droits individuels que
résulterait, par addition et soustraction, l'entièreté du Droit ».
114. A. SUPIOT, « Les deux visages de la contractualisation : déconstruction du Droit et renaissance
féodale », préc., p. 31.

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