Bibliothèque constitutionnelle et de science politique - Tome 160 - Les actes nuisibles à la vie en société - 145

LES EXIGENCES DE LA VIE SOCIALE ET LES SILENCES DE LA LOI
129
devient libre d'agir comme il l'entend. Enfin, une fois ces règles intériorisées par
tout un chacun, l'intervention du pouvoir dans le domaine des comportements
individuels devient résiduelle. De ce fait, l'État n'a plus de rôle disciplinaire à
jouer - il n'a plus à discipliner les corps - mais il peut se cantonner au maintien
de l'ordre public. Dès lors, nul besoin d'une police de tous les instants qui
« cherche idéalement à rejoindre le grain le plus élémentaire, le phénomène le plus
passager du corps social (...) par un internement de toute une infrapénalité, celle
du désordre, de l'agitation, de la désobéissance, de la mauvaise conduite »84
.
À partir du moment où le contrôle social fonctionne correctement, ce phénomène
de polissage des mœurs revient idéalement à la société, et non plus aux autorités
de contrainte de l'État. Cependant, ce schéma a pour conséquence que chacun
devient un rouage du contrôle exercé sur tous.
261. Le contrôle social ne fonctionne pas de manière similaire dans toutes
les sociétés. Dans les sociétés traditionnelles qui sont encore holistes, l'individu est
à ce point inscrit dans une structure sociale qui le détermine que la pression qui
peut en émaner suffit à le pousser à amender son comportement85
. En revanche,
dans les sociétés individualistes, les contrôles exercés directement par la société
sur les individus ont peu à peu disparu au profit d'un contrôle institutionnalisé et
de plus en plus coercitif. En effet, dans ces sociétés, l'individu est reconnu comme
étant une valeur fondatrice et devient libre parce qu'il s'affranchit des structures
sociales86
. Ce n'est qu'au prix de ce phénomène d'individuation qu'il devient indépendant.
Pourtant et comme le résume Jean-Guy Belley un paradoxe se dessine :
« Le triomphe idéologique de l'individualisme libéral et l'exacerbation des conflits
sociaux liés au développement de l'industrialisation ont marqué la deuxième
moitié du xixe
siècle. Dans ce contexte, une question centrale préoccupe les théoriciens
et réformateurs sociaux (...) pourquoi et comment la société se maintientelle
malgré l'égoïsme individuel et les conflits collectifs ? ». En l'occurrence, « si la
société se maintient, c'est qu'elle exerce sur la conduite de l'individu un contrôle
qui produit son ordre interne ou qui le rétablit lorsqu'il est violé »87
. Or, cette trop
forte tendance à l'individualisme que connait la société française conduit à un
refus de limitation du moi au profit des exigences de vie en société, qui sont perçues
comme secondaires par rapport aux désirs individuels.
262. Il semble clair que la prolifération des incivilités dans les espaces publics
est un symptôme de ce défaut de sociabilité dont font état les citoyens français :
« La rationalité formelle des règles de droit établies par l'instance politique centrale
de la société viendrait suppléer les insuffisances de la coutume dans l'orientation
des conduites sociales »88
. La pénalisation accentuée des incivilités est donc
révélatrice de cette tendance : « Les normes qui régulent la vie sociale tendant de
plus en plus à être des normes juridiques, formalisées, codifiées, alors s'efface le
rôle des usages à caractère informel »89
.
84. Ibid. p. 249-250.
85. BOUDON (J.), « Repenser la sphère privée en droit constitutionnel japonais », La sphère
privée, op. cit., p. 2-6.
86. GAUCHET (M.), « À la découverte de la société des individus », Le débat, 2020, n° 210,
p. 155-168.
87. BELLEY (J.-G.), « Contrôle social », art. cit., p. 72.
88. Ibid. p. 73.
89. LOUBET DEL BAYLE (J.-L.), « Incivilités et mutation du contrôle social », art. cit.,
p. 479.

Bibliothèque constitutionnelle et de science politique - Tome 160 - Les actes nuisibles à la vie en société

Table des matières de la publication Bibliothèque constitutionnelle et de science politique - Tome 160 - Les actes nuisibles à la vie en société