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DOSSIER - INDÉPENDANCE ET LIBERTÉ DES MÉDIAS
Mettons de côté l'argument lié à la liberté d'entreprendre et à la liberté
d'expression des plateformes elles-mêmes, d'où découle le droit pour celles-ci
de déterminer ce qui doit être visible sur leurs interfaces (aux États-Unis, les
plateformes bénéficient à ce titre de la protection du Premier Amendement).
L'obstacle est de taille, mais quand on observe les contraintes imposées aux
médias, on peut penser qu'il pourrait être levé. Plus embarrassants sont les
interdits prétendument attachés à la liberté d'expression.
Discrètement, les plateformes ont en effet transporté avec elles la culture
du Premier Amendement et la croyance en l'organisation spontanée du débat
public. Aux États-Unis, à l'opposé du modèle dominant décrit plus haut, l'ingérence
de l'État est disqualifiée, qu'elle soit destinée à organiser l'expression
publique ou seulement à l'apurer d'un certain nombre de messages tenus pour
socialement pathogènes (les discours de haine, par exemple). L'intérêt du
public et le pluralisme procéderaient de la confrontation directe de toutes les
opinions, par le jeu normal du « marché des idées », corrigé à la marge par le
droit de la concurrence. On comprend, au regard d'une telle doctrine, l'accès
d'enthousiasme manifesté par le Congrès américain lorsqu'en 1996, en préambule
des dispositions dégageant les services d'internet de toute responsabilité,
il proclame : « internet et les autres services informatiques interactifs offrent
un forum pour une véritable diversité de discours politiques, des possibilités
uniques de développement culturel et une multitude de perspectives pour
l'activité intellectuelle. L'Internet et les autres services informatiques interactifs
ont prospéré, au bénéfice de tous les Américains, avec un minimum de réglementation
gouvernementale » (Section 230, Communications decency Act). Aux
États-Unis, aucune place n'est laissée à une liberté des médias aménagée par
l'État et conçue comme une liberté distincte de la liberté d'expression.
La doctrine du Premier amendement, qui sert puissamment les intérêts économiques
des GAFAM, s'est ainsi progressivement instillée dans les droits
nationaux et européens, et dans la façon même de concevoir la régulation des
plateformes. Celle-ci s'est naturellement détournée de la question de l'organisation
de l'espace numérique par les algorithmes pour se focaliser sur celle de la
modération des contenus (32), dont elle a, logiquement aussi, écarté les États.
On se souvient, à cet égard, de la censure constitutionnelle sans appel de la
loi Avia, qui avait imposé aux plateformes de retirer dans un délai de 24 heures
les contenus manifestement illicites sous peine de sanction pénale. De telles
dispositions « ne peuvent qu'inciter les opérateurs de plateforme en ligne à
retirer les contenus qui leur sont signalés, qu'ils soient ou non manifestement
illicites. Elles portent donc une atteinte à l'exercice de la liberté d'expression
(32) Critiquant cette approche individuelle au détriment d'une approche systémique,
Douek E., « Content moderation as systems thinking », déc. 2022, Harvard Law
Review, p. 528 et s. Voir la réponse de Klonick K., « Of systems thinking of straw
men », avr. 2023, Harvard Law Review, p. 339 et s.
REVUE DU DROIT PUBLIC - N° 6-2023
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