Revue - Revue des contrats 3-2023 - 96

Droit des biens
risque de requalification (18). La modulation et la possibilité de déterminer
librement et conventionnellement l'étendue de la jouissance
du bien autorise à ce que le titulaire d'un droit réel de jouissance
spéciale puisse bénéficier de la jouissance de toutes les utilités du
bien qui en est l'objet. Toutefois, dans le cas où il a le même objet
qu'un droit réel nommé (en particulier celui de l'usufruit, mais aussi
celui du droit d'usage), le droit réel de jouissance spéciale doit alors
nécessairement déroger au régime légal et à certaines règles impératives
applicables au droit réel nommé (usufruit ou droit d'usage)
auquel correspond son objet. Il est également plus que préférable
que la convention qualifie expressément le droit réel conventionnel
en cause, dès lors qu'il a un objet identique à celui d'un droit réel
nommé, de droit réel de jouissance spéciale, ceci permettant alors de
justifier la ou les dérogations aux règles impératives de ce droit réel
nommé que les parties ont entendu écarter au profit d'un droit réel
purement conventionnel.
En somme, s'il a le même objet qu'un droit réel nommé, l'usufruit
notamment, le droit réel de jouissance spéciale devra s'affranchir de
certaines règles impératives qui s'appliquent à ce droit réel nommé.
Ainsi, on s'aperçoit dans les arrêts Maison de poésie que le droit en
cause ne pouvait être ni un droit d'usufruit en raison de sa durée
(calée sur la durée de vie de la personne morale bénéficiaire, alors
que la durée de l'usufruit consenti à une personne morale est limitée,
en application de l'article 619 du Code civil, à 30 ans) et de ce qu'il
était incessible (C. civ., art. 595), ni un droit d'usage, toujours en raison
de sa durée (la durée du droit d'usage est, de manière impérative,
la même que celle de l'usufruit - 30 maximum pour les personnes
morales - par renvoi de l'article 625 du Code civil). Concernant le
droit d'usage ou d'habitation, celui-ci était d'autant plus mal adapté
qu'il a été conçu et pensé à l'origine pour les personnes physiques,
et qu'en règle générale, il n'offre pas la possibilité de louer le bien
qui en est l'objet (19) (le droit d'usage ou d'habitation a en effet, dans
son cadre légal supplétif dont il a du mal à se défaire, un caractère
personnel et familial très marqué (20)
. On voit alors que le droit réel de jouissance spéciale per),
même si cette dernière règle
(tout comme la première d'ailleurs) est aménageable conventionnellement
(21)
met de s'affranchir du cadre légal trop strict ou trop étriqué des droits
réels nommés. Le droit réel de jouissance spéciale tient son caractère
spécial uniquement de ce qu'il s'affranchit de certaines règles impératives
relatives au régime légal des droits réels nommés. En l'espèce,
dans l'affaire Maison de poésie, il ressortait de la volonté des parties
qu'elles voulaient, concernant le droit réel de jouissance concédé à la
fondation, s'extraire du cadre légal trop étriqué du droit d'usufruit et
droit d'usage, en particulier pour ce qui concerne sa durée (i.e. 30 ans
pour les personnes morales), voire pour son caractère incessible (qui
ne heurtait ici que les règles de l'usufruit).
Le principe de libre création des droits réels sur la chose d'autrui s'exprime
donc totalement avec le droit réel de jouissance spéciale. Il est
modulable. Il peut avoir pour objet la jouissance d'une ou certaines
utilités déterminées du bien ou la jouissance de toutes les utilités du
bien. Il peut, notamment dans le dernier cas, avoir un objet identique
aux droits réels nommés (usufruit, usage et habitation) et s'affranchir
ou déroger à certaines règles impératives du régime légal de ces
droits réels nommés. Toutefois, une limite d'ordre public demeure à
laquelle les parties ne peuvent déroger. Elles ne peuvent prévoir un
droit réel sur la chose d'autrui qui serait perpétuel. Tout droit réel sur
la chose d'autrui doit avoir une limite ou une borne temporelle et
(19) C. Larroumet et B. Mallet-Bricout, Traité de droit civil, t. 2, Les biens, Droits
réels principaux, 6e
biens, 10e éd., 2018, Dalloz, nos
éd., 2021, Economica, n° 772 ; F. Terré et P. Simler, Droit civil, Les
860 et 864. Si, en l'absence de stipulation expresse
l'y autorisant, le titulaire d'un droit d'usage ou d'habitation conclut un bail, il abuse
de sa jouissance et encourt la déchéance de son droit (Cass. 3e
civ., 16 juill. 1974,
(18) Tel serait aussi le cas, par analogie, pour le droit réel d'usage qui, par convention,
conférerait la jouissance de toutes les utilités du bien à son titulaire (possibilité
offerte par l'article 628 du Code civil qui permet aux parties de déterminer l'étendue
du droit d'usage ou d'habitation). On s'est demandé dans l'hypothèse où le
droit d'usage confère la jouissance de toutes les utilités du bien, s'il ne doit pas
être requalifié en usufruit. Toutefois, même s'il confère à son titulaire un droit de
jouissance générale sur le bien qui en est l'objet, le droit réel d'usage ou d'habitation
ne devrait pas faire l'objet d'une requalification. La doctrine est hostile à une
telle requalification, le droit d'usage gardant sa qualification même s'il absorbe la
jouissance de toutes les utilités, en ce compris la perception des fruits (v. en ce
sens : C. Demolombe, Cours de Code Napoléon, t. 10, 3e
éd., 1866, A. Durand et
L. Hachette, n° 787 ; G. Baudry-Lacantinerie et M. Chauveau, Traité théorique et
pratique de droit civil, t. 6, Des biens, 3e
W. Dross, Les choses, 2012, LGDJ, n° 118-2, EAN : 9782275038933 ; C. Larroumet et
B. Mallet-Bricout, Traité de droit civil, t. 2, Les biens, Droits réels principaux, 6e
2021, Economica, n° 771). La possibilité offerte de déterminer librement l'étendue
du droit d'usage autorise à ce que les parties conviennent de conférer au titulaire
du droit d'usage la jouissance de toutes les utilités du bien, en ce compris la perception
des fruits. Il n'y a pas lieu à requalification en droit d'usufruit. La solution
doit être identique pour le droit réel de jouissance spéciale qui offre une pleine
liberté de détermination de l'étendue du droit concédé et de modulation des prérogatives
conférées au titulaire du droit réel de jouissance spéciale.
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Revue des contRats 3 - septembRe 2023
éd., 1906, L. Larose et L. Tenin, n° 774 ;
éd.,
n° 73-12181). L'interdiction de cession du doit d'usage ou d'habitation ainsi que
celle de louer le bien qui en est l'objet résulte des articles 631 et 634 du Code
civil (même si les deux textes visent imprécisément l'interdiction de louer le droit,
mais ce qui est ici interprété comme l'interdiction de louer le bien), cette double
interdiction étant justifiée par le caractère personnel et familial du droit d'usage ou
d'habitation. Mais il est possible de déroger conventionnellement à cette restriction
concernant la location et la perception des fruits civils en matière de droit d'usage
et d'habitation.
(20) F. Terré et P. Simler, Droit civil, Les biens, 10e éd., 2018, Dalloz, n° 860 ;
C. Larroumet et B. Mallet-Bricout, Traité de droit civil, t. 2, Les biens, Droits réels
principaux, 6e
Droit des biens, 9e éd., 2021, LGDJ, nos
éd., 2021, Economica, n° 772 ; P. Malaurie, L. Aynès et M. Julienne,
850-851, EAN : 9782275090412, qui relèvent
l'aspect familial et alimentaire du droit d'usage ou d'habitation.
(21) W. Dross, Les choses, 2012, LGDJ, n° 118-2, EAN : 9782275038933 ;
P. Malaurie, L. Aynès et M. Julienne, Droit des biens, 9e
éd., 2021, LGDJ, n° 850, EAN :
9782275090412, qui relèvent que le droit d'usage donne le droit d'user de la chose
et d'en percevoir les fruits, dans la limite des besoins du titulaire et ceux de sa
famille et qu'en outre la convention contraire est possible (ce qui peut élargir les
prérogatives et le droit de percevoir les fruits, par le biais d'une location notamment)
; C. Larroumet et B. Mallet-Bricout, Traité de droit civil, t. 2, Les biens, Droits
réels principaux, 6e
éd., 2021, Economica, n° 772. L'article 630 du Code civil envisage
d'ailleurs, dans une certaine mesure, la perception des fruits par le titulaire
du droit réel d'usage dès lors que le droit concédé, par la volonté des parties, sur
les fruits du fonds. Comp. aussi avec le conjoint survivant bénéficiaire d'un droit
d'habitation (C. civ., art. 764, al. 4).
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