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D'ailleurs, une disposition similaire à celle du projet a déjà fait l'objet
d'une censure par le Conseil constitutionnel : en 2017 (30)
, il était
saisi a priori de la question de la constitutionnalité de la loi relative
au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses
d'ordre. Cette loi oblige les multinationales à s'assurer que
les droits de l'homme sont respectés par leurs partenaires afin d'éviter
un nivellement par le bas des exigences en termes de garanties
des libertés fondamentales. La loi est validée, à une exception près
(et non des moindres) : l'amende civile qu'elle prévoyait à l'encontre
de la société qui n'aurait pas respecté le plan de vigilance est censurée.
Le Conseil constitutionnel, soulignant « le caractère large et
indéterminé » des termes employés (telle la notion passe-partout de
« libertés fondamentales »), considère que « le législateur (...) ne pouvait
retenir que peut être soumise au paiement d'une amende d'un
montant de 10 millions d'euros la société qui aurait commis un manquement
défini en des termes aussi insuffisamment clairs et précis ».
On conçoit mal que l'amende civile du projet de réforme, tout aussi
floue que celle de la loi sur l'obligation de vigilance, puisse prétendre
à un sort meilleur. Pire, l'amende civile du projet, beaucoup plus générale
que celle de la loi de 2017, pourrait dans bien des cas englober
des hypothèses prévues par la disposition censurée, dès lors que le
manquement au devoir de vigilance a été effectué dans une visée
lucrative.
Seule une amende civile sanctionnant un comportement défini en
des termes suffisamment clairs et précis peut passer le filtre constitutionnel
: c'est ainsi que l'amende civile de l'ancien article L. 442-6,
III, du Code de commerce, qui sanctionnait l'instauration d'un « déséquilibre
significatif dans les droits et obligations des parties » était
suffisamment précise pour être validée par le Conseil dans la décision
Darty de 2011 (31)
, position qu'il a réaffirmée le 30 novembre 2018 (32)
.
Si on peut douter que l'amende civile du projet soit conforme au principe
de légalité, l'est-elle au regard du principe de proportionnalité ?
II. L'amende civile est-elle conforme
au principe de proportionnalité ?
Là encore, on peut douter de la conformité de l'amende civile au principe
de proportionnalité (A), et ce d'autant plus que la jurisprudence a
déjà marqué son hostilité à des mécanismes similaires (B).
A. La violation redoutée du principe
de proportionnalité
Le principe de proportionnalité a valeur constitutionnelle et découle
du principe de nécessité : pour mémoire, aux termes de l'article 8 de
la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, « la loi ne doit
établir que des peines strictement et évidemment nécessaires ». La
Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne est encore
plus explicite : « L'intensité de la peine ne doit pas être disproportionnée
par rapport à l'infraction » (art. 49).
(30) Cons. const., 23 mars 2017, n° 2017-750 DC.
(31) Cons. const., QPC, 13 janv. 2011, n° 2010-85.
(32) Cons. const., QPC, 30 nov. 2018, n° 2018-749, cons. 5.
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Revue des contRats 4 - décembRe 2023
(33) En ce sens, F. Rousseau, « Projet de réforme de la responsabilité civile -
L'amende civile face aux principes directeurs du droit pénal », JCP G 2018, 1177,
spéc. n° 13, qui souligne qu'un tel déplafonnement est admis en matière de délit
d'initié ; mais si cela est autorisé en matière boursière, il n'est pas certain que ce
soit possible sur le terrain civil.
(34) Sur le montant choisi, pour situer les sommes en jeu, Total France a un chiffre
d'affaires 47 millions d'euros ; 5 % représente donc près de trois millions d'euros.
(35) Le Conseil constitutionnel, en 2013, a sanctionné une amende, pénale cette
fois-ci. En effet, le maximum de l'amende pouvait s'élever au dixième du chiffre
d'affaires de la personne morale. Selon le Conseil, « le législateur a retenu un critère
de fixation du montant maximum de la peine encourue qui ne dépend pas du lien
entre l'infraction à laquelle il s'applique et le chiffre d'affaires et est susceptible de
revêtir un caractère manifestement hors de proportion avec la gravité de l'infraction
constatée » : Cons. const., 4 déc. 2013, n° 2013-679 DC, cons. 10. Pour un
exemple de validation : Cons. const., 13 mars 2014, n° 2014-690 DC, n° 86.
(36) En ce sens, F. Rousseau, « Projet de réforme de la responsabilité civile -
L'amende civile face aux principes directeurs du droit pénal », JCP G 2018, 1177,
spéc. n° 14.
En somme, dans son volet in abstracto, il s'agit de s'assurer que la
peine prévue par le législateur est bien en adéquation avec la gravité
du comportement puni.
Le projet établit-il un rapport de proportionnalité entre le comportement
reproché et l'amende encourue ? Il est permis d'en douter.
Déjà, parce que le comportement, pour rappel, n'est pas défini. Une
simple abstention (si elle est accompagnée d'une intention particulièrement
blâmable) pourrait exposer son auteur à une amende civile.
Le montant encouru peut se révéler en inadéquation totale avec le
manquement reproché.
Ce montant atteint le décuple du montant du profit réalisé. Il n'est
pas à exclure que ce coefficient multiplicateur de dix soit considéré
comme trop important (33)
.
Si le responsable est une personne morale, l'amende peut être portée
à 5 % du chiffre d'affaires (34)
. Sur le principe même d'une amende à
taux variable, le Conseil constitutionnel valide le dispositif si le comportement
est en lien avec le chiffre d'affaires (35)
; cette condition
peut sembler remplie en matière d'amende civile (une faute lucrative
étant exigée, le gain réalisé vient accroître le chiffre d'affaires) (36)
.
L'avant-projet était encore plus ambitieux en ce qu'il prévoyait une
amende de 10 % du chiffre d'affaires. Là encore, le chiffre est impressionnant
pour un comportement pour lequel, à défaut de définition, il
est impossible d'apprécier la gravité.
Le respect du principe de proportionnalité est d'autant plus douteux
que des questions demeurent en suspens. Deux d'entre elles
méritent d'être brièvement évoquées.
Marthe Bouchet vient d'évoquer l'hypothèse d'un manquement
unique qui tomberait sous le coup de plusieurs qualifications (amende
civile et contravention pénale par exemple). Qu'en est-il dans l'hypothèse
d'une pluralité de manquements ? Une amende civile est-elle
alors encourue pour chaque manquement ou ces manquements
doivent-ils être appréciés dans leur ensemble comme constituant
une faute unique n'exposant son auteur qu'à une seule amende ?
Les enjeux sont d'importance. Illustrons-les par un scandale fortement
médiatisé :
il y a quelques années, dans l'affaire dite du
Dieselgate, 800 000 voitures auraient été vendues selon les associations
de consommateurs (36 000 selon le constructeur automobile)
pour lesquelles les tests antipollution avaient été falsifiés : dans une
telle hypothèse, à supposer l'amende civile du projet en vigueur (et
sous réserve des développements de Marthe Bouchet relativement

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