Revue Droit & Littérature - Revue Droit & Littérature N°7-2023 : Notre Péguy - 113

Le thème
Ensuite, Péguy revendique sans cesse une identité paysanne qui interroge. « J'ai beau faire,
écrivait-il à son ami Daniel Halévy, j'ai eu beau me défendre. En moi, autour de moi, dessus moi,
sans me demander mon avis tout conspire, au-dessus de moi, tout concourt à faire de moi un paysan,
non point du Danube, ce qui serait de la littérature encore, mais simplement de la vallée de la
Loire, un bûcheron d'une forêt qui n'est pas même l'immortelle forêt de Gastine, puisque c'était la
périssable forêt d'Orléans, un vigneron des côtes et des sables de Loire »12
. Se posant en s'opposant,
il n'hésitait pas à contester la noblesse d'une telle filiation chez son camarade : « Ma grand-mère
qui gardait les vaches, qui ne savait pas lire et écrire, ou, comme on dit à l'école primaire, qui ne
savait ni lire ni écrire, à qui je dois tout, à qui je dois, de qui je tiens tout ce que je suis ; Halévy
votre grand-mère ne gardait pas les vaches ; et elle savait lire et écrire ; je n'ajoute pas et compter »13
.
Péguy, paysan ? Vraiment ? L'affirmation surprend tout de même beaucoup... Sans doute son
. Y a-t-il pourtant là autre chose
ascendance le couvrait-elle. Malgré tout, Simone Fraisse l'a montré, cette posture relève de la semilégende.
Péguy « n'était pas paysan. Mais il s'est voulu paysan »14
qu'une métaphore ? Le fondateur des Cahiers de la Quinzaine courant, petit page, derrière les moutons,
ou gardant les vaches de manière aussi distraite que consciencieuse, menant la vie d'un simple dans
une campagne reculée, est bien plutôt une projection. Géraldi Leroy y insiste. Au plus près des faits
biographiques, au plus près des textes, « on est conduit à nuancer les contours de l'autoportrait éloquemment
tracé par Péguy et souvent complaisamment reproduit par nombre de ses biographes.
En majorant son ascendance paysanne, il occulte par trop le véritable milieu, artisanal, où ont baigné
son enfance et son adolescence »15
. Un paysan imaginaire en somme, écrivain rugueux dont les
imprécations sont plutôt celles d'un prophète chargeant la figure du paysan d'un véritable sacerdoce.
Nous voici donc devant un problème : pourquoi Péguy pouvait-il sans mauvaise foi se dire paysan
? Lui qui haïssait la pose ne pouvait pas simplement poser en paysan. Mais alors ? Cette identification
était-elle purement romantique ? Le certain est que Péguy faisait du paysan le repoussoir
de la modernité, un contre-modèle. Notre époque fait-elle autre chose ? En lisant Péguy, c'est elle
que nous retrouvons. L'étude du paysan dans la pensée de Charles Péguy pose en tout cas deux
questions qui n'ont pas pris une ride. Il s'agit de savoir ce qui fait le paysan d'une part (I), et ce
que fait le paysan d'autre part (II).
I. Ce qui fait le paysan
Péguy célèbre le monde paysan, les paysages agricoles, les valeurs rurales, le plus souvent en
contrepoint de ses vitupérations contre l'époque moderne qu'il abhorre. Pourquoi ? La question
et la réponse rejoignent celles de Bruno Latour : « D'où vient pour Péguy le vice si complet, si
définitif, si indéracinable du monde moderne ? De ce qu'il n'a pas de temps ni de lieu pour déployer ce
12. Victor-Marie, comte Hugo, Pl. III, p. 170.
13. Op. cit., p. 169.
14. S. Fraisse, Péguy et la terre, Éditions Sang de la Terre, 1988, p. 18.
15. G. Leroy, op. cit., p. 325.
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