Revue Droit & Littérature - Revue Droit & Littérature N°7-2023 : Notre Péguy - 14

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avait en effet pour but de promouvoir une égalité réelle entre les femmes et les hommes. Ce syntagme,
hérité du droit romain, était regardé par les promoteurs de la réforme comme « une expression
désuète », « incomprise par les citoyennes et les citoyens », sinon comme le symptôme d'un
« système patriarcal ».
Devant une telle déferlante, comment garder un peu de distance ? Probablement en adoptant la
perspective d'une histoire des usages de ce terme, plus que de la vérité de sa définition ou de la solidité
de son essence. Comme l'écrivait Nietzsche, dans Aurore, « dans tout effort de connaissance, on trébuche
sur des mots pétrifiés, éternisés, et le choc rompra plus facilement la jambe que le mot » (§ 47).
De longue date, le bon père de famille était aussi une femme. Dans les coutumes rédigées sous
l'autorité royale dans les premières décennies du xvie
, la veuve devait entretenir son douaire,
sa vie durant, « comme un bon père de famille » (voir notamment la coutume de Boulogne,
art. CXII). Au xviiie
siècle, Denis Le Brun puis François Bourjon estimaient à leur tour que la
veuve devait jouir de son douaire, tel un usufruitier, « en bon père de famille » (D. Le Brun, Traité
de la communauté entre mari et femme, Paris, 1734, p. 447 ; F. Bourjon, Droit commun de la France, Paris,
1747, p. 627). Dès l'aube des Temps modernes, le standard herméneutique était alors, en dépit
des mots, déconnecté du genre. Mais cela supposait des juristes qu'ils acceptassent un décalage
entre le signifiant et le signifié, entre le mot et le concept. Cette magie des mots, largement ignorée
par le législateur contemporain pour des raisons idéologiques, est pourtant au cœur de la pensée
juridique depuis la Moyen Âge et la querelle des universaux.
Depuis plusieurs décennies, les juristes anglo-américains ont également enterré le « reasonable
man », réincarné sous les traits plus neutres de la « reasonable person ». Mais alors, de l'autre côté de
la Manche et de l'Atlantique, nous observons concomitamment un mouvement diamétralement
opposé à celui observé en France : ce standard neutre est également critiqué par des juristes féministes,
telle Catherine MacKinnon, qui voient dans ce changement un simple toilettage sémantique
reposant sur un mythe. Il serait en effet impossible de déconnecter le standard de comportement du
genre de l'agent. Tel est le cas en droit pénal, notamment à propos du viol d'une femme : lorsque
le juge doit par exemple déterminer si le comportement de la victime supposée laissait penser
qu'elle avait pu consentir au rapport sexuel, c'est au standard de la femme raisonnable (« reasonable
woman ») qu'il doit recourir, et non au standard de la personne raisonnable. Sur le terrain
de la théorie juridique, le féminisme radical invite alors à ne plus dégenrer ce standard afin de tenir
compte des spécificités des comportements masculins et féminins dans le cadre de la répression des
violences sexuelles (C. MacKinnon, Toward a Feminist Theory of the State, Cambridge Mass., Harvard
University Press, 1989, p. 172-183 ; pour une synthèse, voir D. C. Hubin et K. Haely, « Rape and
the Reasonable Man », Law and Philosophy, T. 18/2, 1999, p. 113-139).
On relève alors un paradoxe apparent : quand le législateur français neutralise un standard, le
féminisme radical invite à l'inverse à attribuer un genre à la personne raisonnable. « Vérité endeçà
des Pyrénées, erreur au-delà » : au fond, cette idéologie bifront conduit à des jeux de mots
qui se contredisent sous la bannière de combats qui convergent.
Nicolas Laurent-Bonne
Professeur à l'université Paris-Est Créteil
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Droit & Littérature - Numéro 7

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