Revue Droit & Littérature - Revue Droit & Littérature N°7-2023 : Notre Péguy - 146

Le thème
production2
? Quelques expressions comme celle des « hussards noirs »3
de foi telle celle exaltant la « mystique républicaine »4
.
ou encore des professions
, mais finalement il faut bien convenir qu'il
n'en reste plus grand-chose ou seulement pour un cercle de plus en plus restreint de lecteurs, qui
n'ont d'ailleurs pas tous des yeux pour le lire5
Par ailleurs, pourquoi soumettre la pensée de Péguy à la question (juridique) ? Dans son
texte intitulé « Bernard-Lazare »6
et qui sera le support des brèves réflexions qui suivent, le
juriste n'endosse qu'un seul rôle, celui de « poursuivant », au sens littéral de celui qui engage
et assure les poursuites (judiciaires) contre celui qui les subit et cherche à les fuir, le « fuyant »,
c'est-à-dire chez lui le misérable ; le droit se réduit au seul droit pénal, n'étant fait que de
« crimes et de délits » et le juge à un simple automate chargé de dire le droit, bref à ce que
Tocqueville appelait une « machine à droit »7
. C'est dire que Péguy a une vue tout à fait caricaturale
du droit. D'un sujet construit de façon artificielle (« Péguy et le droit »), un juriste
peut-il dégager des enseignements tangibles sur l'objet droit ? Si en un sens l'hypothèse est
condamnée à s'auto-vérifier, reste que l'indifférence marquée de Péguy envers le droit légitime
la question et interroge l'opportunité de faire des rares textes de Péguy qui l'évoquent un traitement,
voire un véritable sujet juridique. C'est bien à l'aune de cette interrogation dubitative
qu'il conviendra de lire les développements qui suivent.
Figure éponyme du libre-penseur, Péguy est un monument à lui tout seul, écorché flamboyant,
sorte de Don Quichotte ferraillant contre les fausses grandeurs, notamment d'institution (la
Sorbonne et ses professeurs, les Socialistes et leur héros Jaurès, etc.), et surtout contre tous les
arrangements avec la vérité et les compromissions de toutes sortes. Car Péguy n'aspire pas seulement
à « dire la vérité », mais bien « toute la vérité, rien que la vérité » - ce qui n'est pas sans
rappeler le serment des témoins lors des procès -, bref à « dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement
la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste »8
. Son engagement dans l'Affaire Dreyfus
2. Sur ce style si singulier, évoquant une œuvre de Bach par ses variations infinies sur le même thème, Romain Rolland en parlait
comme de « grands morceaux épiques, avec ses énumérations homériques et cette accumulation de petits flots répétés, pressés, s'entrepoussant
à l'assaut, et tous ensemble finissant par former d'amples nappes fluviales », Péguy, Albin Michel, 1944, tome II, p. 16.
3. L'expression se trouve dans « L'argent », in Œuvres en prose de Charles Péguy 1909-1914, éd. de Marcel Péguy, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 1961, p. 1117. Péguy considérait que ces « hussards noirs » devaient « assurer la représentation de la culture ».
Certains de nos collègues, et notamment notre chère collègue polonaise Thanna Zotherb, évoquent régulièrement cette expression
avec nostalgie, considérant que la cause éminente de la « crise » actuelle de l'école tient au fait qu'elle a perdu sa raison d'être : la
croyance en la nécessité essentielle de la Culture. Cette perte de sens, dans la double acception de signification et de direction du mot
sens, fait de l'institution scolaire une institution sans finalité et donc sans objet, ou peut-être plus justement la rend prête à s'ouvrir
à d'autres objets et notamment celui de la mortifère « professionnalisation » qui ne va pas la toute aussi mortifère « spécialisation ».
4. Charles Péguy, dans Notre Jeunesse (1910), consigne la fameuse formule suivante : « [L]a mystique républicaine, c'est quand on mourait
pour la République, la politique républicaine, c'est à présent qu'on en vit », in Charles Péguy, Mystique et politique, préface d'Antoine
Compagnon, édition d'Alexandre de Vitry, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2015, p. 581.
5. Parmi les auteurs qui, pour reprendre la si juste formule de Camille Riquier, « ne croient avoir compris un homme qu'une fois
ses grandeurs rabattues sur ses vices et ses médiocrités » (Camille Riquier, Philosophie de Péguy ou les mémoires d'un imbécile, PUF, 2017,
p. 33), et qui, à défaut d'en trouver réellement, préfèrent les fabriquer pour les besoins de leur cause, citons Bernard-Henri Lévy qui,
dans L'idéologie française (1981), n'hésite pas à voir en Péguy un des fondateurs du « national-socialisme à la française » ou encore Zeev
Sternhell qui, dans Naissance de l'idéologie fasciste (1989), accuse Péguy d'être ni plus ni moins qu'un « allié naturel » du fascisme.
6. Péguy accole un tiret entre le nom et le prénom sans ce que nous en ayons discerné la raison exacte.
7. Expression extraite de la lettre d'Alexis de Tocqueville adressée à son ami Louis de Kergorlay du 23 juillet 1827, in Alexis de
Tocqueville, Lettres choisies - Souvenirs, Gallimard, coll. « Quarto », 2003, p. 111.
8. Charles Péguy, « Lettre du provincial », in Œuvres en prose complètes, édition de Robert Burac, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 1987, tome I, p. 291-292.
146 Droit & Littérature - Numéro 7

Revue Droit & Littérature - Revue Droit & Littérature N°7-2023 : Notre Péguy

Table des matières de la publication Revue Droit & Littérature - Revue Droit & Littérature N°7-2023 : Notre Péguy