Revue Droit & Littérature - Revue Droit & Littérature N°7-2023 : Notre Péguy - 148

Le thème
Bernard Lazare, au-delà de l'amorce du texte, prend la forme d'une réflexion sur les conditions
de possibilité de l'écriture de l'histoire et traite à la marge de la différence entre le jugement historique
et le jugement juridique. C'est dans ce cadre qu'il se livre à une réflexion sur le droit et brode
plus particulièrement, selon nous, sur le rapport du droit avec la réalité.
Cette question typiquement bergsonienne du rapport à la réalité est assurément décisive en
général dans la pensée de Péguy et éclaire aussi de façon particulière ses réflexions relatives au
droit. Sa proximité avec la philosophie de Bergson tient justement au fait qu'il y voit « une philosophie
de la réalité »19
, une philosophie qui, tendue vers la souveraine et impérieuse réalité20
, a
rétabli la pensée philosophique dans son rapport à la vie. L'idée directrice qui gouvernera Péguy,
son geste de pensée fondamental, est bien celui d'une revendication de « fidélité »21
fondamentale
au réel, au concret. Cette sorte de mystique du réel équivaut au rejet d'une vérité désincarnée
chère à la république des « professeurs », en tout cas ceux qui « domine[nt] le marché des situations
universitaires » (p. 1220), et plus largement aux théoriciens, qu'ils soient des intellectuels
ou des hommes politiques. Car les clercs ont bel et bien « trahi » en évidant la réalité pour lui
substituer de pures abstractions. Péché mortel de l'intellectualisme dont sont également coupables
les juristes, ces intellectuels sans pensée ! L'homme réel s'est ainsi effacé derrière la rigidité des
concepts philosophiques ou politiques, mais aussi des catégories juridiques, alors qu'il faudrait
le saisir, pour reprendre un terme essentiel chez Péguy, avec « souplesse », c'est-à-dire avec des
« méthodes souples », des « logiques souples », des « morales souples », etc.
Dans Notre jeunesse surgit cette fabuleuse formule : « Il faut toujours dire ce que l'on voit. Surtout,
il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l'on voit22
». Contestant tout déni de
réalité - commis, notamment, par ceux qui pensent que le réel ou l'être opprime et le devoirêtre
libère dans la mesure où le réel a une fonction de perpétuation et de légitimation de ce qui
« est », c'est-à-dire, le plus souvent, de la domination (des riches, des maîtres, etc.)23
; ou par ceux,
souvent les mêmes, qui jugent que le Juste doit primer sur le Vrai -, le geste de pensée de Péguy
le conduit à soulever non pas la question du Qu'est-ce que ? mais celle du Qu'est-ce qui se passe ?24
Péguy, « marchant à l'événement comme on marche à l'étoile »25
.
, est en effet fondamentalement
19. Charles Péguy, Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne. Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, Gallimard,
coll. « NRF », 1935, 4e
éd., p. 26.
20. Péguy considère qu'il faut en revenir à ce qu'il n'hésite pas à nommer « la plus grande religion » : « Le respect absolu de la réalité,
de ses mystères, la piété, le respect religieux de la réalité souveraine et maîtresse, absolue, du réel, comme il nous est donné, de l'évènement,
comme il vient », in Œuvres en prose complètes, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, tome III, p. 207.
21. Charles Péguy, Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne, op. cit., p. 44 : « Parlez-moi surtout d'une certaine fidélité à la réalité,
que je mets au-dessus de tout. »
22. Charles Péguy, Notre Jeunesse (1910) in Charles Péguy, Mystique et politique, op. cit., p. 563. Quelques pages avant : « Car enfin il ne
faut parler que de ce que nous voyons, il ne faut dire que ce que nous voyons (...) » (Ibid., p. 559). Le Moderne, chez lui, est précisément
celui qui ne voit pas.
23. Il y a là rupture totale avec le déterminisme, critique radicale de « l'habitude », de toute forme de sclérose qui paralyse l'effort
créateur de l'homme. En même temps, pour Péguy, accepter le monde tel qu'il est, c'est être « habitué ». Or, l'habitude est la grande
ennemie métaphysique et morale qui lui fait dire : « Un juge habitué est un juge mort pour la justice. » Cette critique de l'habitude a
notamment été bien mise en relief par Matthieu Giroux, Péguy, un enfant contre le monde moderne, Éditions Première Partie, coll. « Vraiment
alternatifs », 2018.
24. C'est ce geste de pensée qui fait, par exemple, sa proximité avec Alain Finkielkraut qui lui a d'ailleurs consacré un bel ouvrage,
Le Mécontemporain. Péguy, lecteur du monde moderne, Gallimard, coll. « Blanche », 1991.
25. Robert Scholtus, « L'énergie spirituelle de Péguy », Études, 2014, n° 12, p. 81.
148 Droit & Littérature - Numéro 7
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