Revue Droit & Littérature - Revue Droit & Littérature N°7-2023 : Notre Péguy - 149

Le thème
un penseur de l'évènement26
s'échinant « dans les misères du présent »27
à toujours dire ce qu'il
voit et donc surtout à voir ce qu'il voit. Peut-on encore entendre ce message - assez similaire à
celui délivré par le philosophe Ludwig Wittgenstein : « Comme il m'est difficile de voir ce que j'ai
sous les yeux ! »28
-, qui nous dit que tout est là devant nous, à porter de « vue » ? Car encore faut-il
« voir » ce que l'on « voit » ! Et pour « voir » ce que Péguy appelle aussi « la réalité pensante »
(p. 1224), il faut sans nul doute du cœur, mais il faut surtout de l'esprit, car c'est l'esprit qui fait
voir29
. Mais Péguy peut-il se vanter d'avoir surmonté ce qu'un autre écorché, le mathématicien
, alors même que ce sont bien ses
Alexandre Grothendieck, appelait « la " cécité culturelle " - l'incapacité de voir (et de se mouvoir)
en dehors de l' " Univers " fixé par la culture environnante »30
idées, qu'il répute comme socialistes, qui lui font voir ce qu'il voit, et ce par le prisme de « la
misère » ? Ne peut-on pas aussi lui reprocher de mal voir ou en tout cas de façon déformée
dans la mesure où il voit, en tout cas dans ce texte, principalement le réel à travers le voile de
la domination ? Ne peut-on pas, par ailleurs, considérer que cette profonde exigence de lucidité
implique de penser par soi-même bien sûr, mais aussi de penser contre soi-même31
et que sur
ce point Péguy n'a guère exercé son formidable talent. Questions immenses bien sûr et que l'on
préférera refermer sitôt soulevées pour revenir sur ce que Péguy entend par le terme de « vrai ».
Celui-ci semble en fait désigner tout simplement un rapport de conformité à la réalité, à la matérialité
des faits. Pour Péguy, s'inscrivant ici sans conteste dans le droit fil de la Modernité, la vérité
semble en effet désigner l'adéquation d'une chose à notre intellect, la vérité de la connaissance
résidant alors dans l'accord de l'intellect avec la vérité des choses32
. Chez lui, il s'agit néanmoins
d'un « vrai » sensible, si l'on peut dire. Sa matière intellectuelle en effet, ce ne sont pas les idées
platoniciennes, mais, comme nous l'avons dit, l'évènement, et singulièrement l'Évènement des
évènements, l'Affaire Dreyfus. Dans cette affaire qui fut tout à la fois l'évènement de sa vie, mais
aussi bien sûr une cause et l'affaire de tous, Péguy suggère que c'est « la vérité [qui] avait gagné
son procès » (p. 1209). C'est bien en ce sens qu'il peut écrire, et qu'il faut réceptionner avec toute
la profondeur requise, cette formule : « [L]'affaire Dreyfus fut une affaire élue33
».
Péguy se livre donc, à la marge et de façon latérale dans ce texte, à une analyse sur le droit.
C'est un texte « à la Péguy », c'est-à-dire qui cingle sèchement son sujet, laboure inlassablement
son sillon, mais in fine stimule la réflexion. Afin de coller au plus près au texte, nous en suivrons,
26. Voir, par exemple, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1999,
p. 106-108 et p. 147-149.
27. Charles Péguy, « Encore de la grippe » (1900), in Œuvres en prose complètes, op. cit., tome I, p. 432. Péguy écrit une page avant :
« Je ne suis pas très partisan des spéculations immenses, des contemplations éternelles. Je n'ai pas le temps. Je travaille par quinzaines.
Je m'attache au présent. Il en vaut la peine » (ibid., p. 431).
28. Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées, Flammarion, coll. « GF », 2002, p. 100.
29. Nous pensons ici aussi à Georg C. Lichtenberg évoquant « ce que [s]es idées [lui] font voir », dans ses Pensées, Rivages poche,
coll. « Petite Bibliothèque », 1999, p. 90.
30. Alexandre Grothendieck, Récoltes et semailles. Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien, Gallimard, coll. « Tel », 2021, p. 39.
31. C'est tout le sens de la magnifique formule de Nietzsche dans Aurore : « Ne jamais réprimer ni te taire à toi-même une objection que
l'on peut faire à ta pensée ! Fais-en le vœu ! Cela fait partie de la loyauté première de la pensée. Tu dois chaque jour mener aussi compagne
contre toi-même », Friedrich Nietzsche, Aurore. Pensées sur les préjugés moraux, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 2004 [1881], § 370, p. 215.
32. Le néo-thomiste Michel Villey rappellerait ici que la vérité est précisément définie, en termes médiévaux, comme « la concordance
de notre esprit ou de nos discours avec les choses - représentation fidèle dans l'esprit de la réalité, adaequatio intellectus ad rem »,
Critique de la pensée juridique moderne. Douze autres essais, Dalloz, coll. « Bibliothèque Dalloz », 2009 [1976], p. 88.
33. Charles Péguy, « Notre Jeunesse » (1910), in Charles Péguy, Mystique et politique, op. cit., p. 463.
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