Revue Droit & Littérature - Revue Droit & Littérature N°7-2023 : Notre Péguy - 15

L'Adresse littéraire
Les sentiments du droit et le juriste
mal élevé
Emmanuel Dockès
Professeur à l'université Lyon 2, IETL, Cercrid
L
es juristes et les écrivains ont cela en commun de devoir s'approcher du réel, mais pas trop.
Le juge, qui a pour métier de tout trancher, sait qu'il découpe de l'irréductible, du sensible,
du granuleux impossible à couper bien droit. Le réel résiste, s'impose. Et si le juge, fatigué,
l'oublie, sa décision méritera des qualifications infamantes, comme l'« injustice » ou l'« erreur
judiciaire ». Pourtant, s'il s'approche trop du réel, il semble à nouveau condamnable. La justice
lui impose de la raison, de l'égalité, de l'abstraction donc. Les lois antiques concrètes, antérieures
à l'abstraction rationnelle romaine, furent critiquées non sans raison pour leur pointillisme,
leur côté trop terre à terre. On se souvient du Code Hammourabi qui contenait quantité
de règles du type : « Si un homme a volé une roue d'arrosage dans les champs, il donnera cinq
siècles d'argent au maître de la machine. » (§ 259), sans jamais prévoir de principe général
de réparation du dommage subi. On crut cantonner ce modèle dans quelques vieux articles
décoratifs, comme l'article 504 du Code civil plein de pigeons, de lapins, de colombiers et
de garennes. C'était sans compter les dégâts de l'apologie moderne du terrain, du concret,
véritable machine à broyer les branches du droit. Le droit fiscal empile ses petites niches. Le
droit du travail oublie la loi générale au nom des réalités du terrain, mieux exprimées par les
conventions collectives. Même les conventions collectives de branche qui régulent des professions
entières sont devenues suspectes comme trop générales. On leur préfère les conventions
d'entreprise, et bientôt peut-être les stipulations des contrats individuels de travail, voire les
décisions ponctuelles, arbitraire de l'autorité patronale, au cas par cas. La règle générale égale
pour tous a des vertus que l'esprit juridique doit garder à l'esprit. Trop de réalisme tue le droit
aussi sûrement qu'un manque de réalisme.
La littérature est prise dans cette même injonction contradictoire d'être réel et de ne pas l'être.
Sans réalisme, un lieu ou un personnage ne valent pas mieux qu'une erreur judiciaire. Ils ne sont
pas crédibles. Ils ne prennent pas. Et le lecteur, sans qu'il sache bien pourquoi, aussitôt s'ennuie.
Il ne lit plus et punit ainsi l'auteur, coupable de médiocrité. Il nous faut du réalisme dans le sentiment,
dans les situations, dans les lieux, jusque dans les littératures de l'imaginaire. L'excès de
réalisme est toutefois déconseillé. Le compte rendu presque pierre par pierre du monument Notre
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