Revue Droit & Littérature - Revue Droit & Littérature N°7-2023 : Notre Péguy - 153

Le thème
C'est en ce sens qu'il convient de comprendre les diatribes de Péguy contre les historiens : nul
d'entre eux ne semble prétendre embrasser, ce qui devrait pourtant constituer leur seule préoccupation,
la réalité, tandis que les juristes ne peuvent jamais prononcer des jugements justes car
le « juste » du droit n'est aucunement une conformation à la réalité, mais au contraire une déformation
de celle-ci. Le jugement juridique, pour le dire d'un trait, est toujours faux, au sens littéral.
Le système juridique repose d'ailleurs sur une « première fiction » (p. 1234) qui est justement
celle de sa conformation à la réalité : une norme juridique est censée être conforme avec
la réalité factuelle, « le système des formations juridiques est censé être conforme, écrit-il, au
système des formations réelles » (p. 1234). C'est une « fiction » au sens du philosophe allemand
Hans Vaihinger43
et sa philosophie du « Als-ob » (philosophie du « comme si »), qui a fortement
influencé Hans Kelsen, mais contrairement à ce dernier chez qui la « norme fondamentale » est
ultimement conçue comme une fiction qui conditionne la connaissance du droit, il s'agit chez Péguy
d'une fiction sur laquelle repose l'existence même du droit.
Significative à cet égard est la métaphore employée par Péguy de la mosaïque et du dessin
qui lui sert de modèle : « (...) le juridique est à la réalité criminelle et délictueuse, autant qu'il est
permis d'user de ces comparaisons, comme la mosaïque est au dessin ou à la réalité qui lui a servi
de modèle (...) » (p. 1226). Si le droit est bien une « imitation » de la réalité, il s'agit surtout d'une
grossière imitation44
, « une contrefaçon vile » (p. 1226), un pur artefact en langage discontinu de
la réalité continue, alors que l'histoire, quant à elle, « accompagne d'un mouvement continu le
mouvement continu de la réalité » (p. 1226). C'est pourquoi le jugement historique est juste car il
est, ou peut-être plus justement doit aspirer à être en parfaite adéquation avec la réalité.
Les catégories juridiques préexistent à la réalité du crime ou du délit, le juriste se contentant
de la cantonner, par l'opération de la qualification juridique des faits, « dans les réduits qu'on
lui a préparés » (p. 1226), c'est-à-dire qu'il va tordre la réalité, la singularité des faits pour les
contraindre à se nicher dans les catégories du droit préexistantes et purement abstraites. Chez
Péguy, point de réflexion sur cette « autre » réalité qu'offre le droit45
, mais une lourde dénonciation
de la déformation qu'il inflige à la réalité, car « [l]e réel n'est pas seulement fait pour se
conformer à nos découpages »46
, fussent-ils juridiques.
Finalement comment décrire à ce stade le rapport du droit à la réalité ? Pour s'en tenir aux
termes récurrents sous la plume de Péguy : sommaire, grossier, inexact, fictionnel, faux, etc. On le
discerne aisément à travers ces termes, le cœur de ce rapport est la déformation, ce que n'invalide
pas l'étude des deux principes structurants du droit.
43. Hans Vaihinger, La philosophie du comme si, préface et traduction de Christophe Bouriau, Cahier 8 de la revue Philosophia Scientiae,
éd. Kimé, 2008 [1911].
44. Péguy écrit dans notre texte : « (...) elles [les formations grossières de la loi] n'en sont que des imitations [de la réalité vivante], et
non pas des imitations suivantes et modelées, comme les imitations d'art, mais des imitations raides, approchées, rebelles, et grossièrement
approchées (...) » (p. 1234).
45. Voir, par exemple, Christophe Grzegorczyk, « Le droit comme interprétation officielle de la réalité », Droits, n° 11, 1990, p. 31-34 ;
ou encore Bernard Edelman, « La fabrique de la réalité », in Quand les juristes inventent le réel, Hermann, coll. « Le Bel Aujourd'hui »,
2007, p. 159-193.
46. Charles Péguy, « Encore de la grippe », in Œuvres en prose complètes, op. cit., tome I, p. 419.
Droit & Littérature - Numéro 7 153
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