Revue Droit & Littérature - Revue Droit & Littérature N°7-2023 : Notre Péguy - 16

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Dame de Paris par Victor Hugo (dans le premier chapitre du livre 3 du roman éponyme), surpasse
peut-être le meilleur du guide Michelin par le style, mais son mérite principal demeure d'être
rassemblé dans un chapitre bien délimité et donc facile à sauter pour qui n'est pas venu dans ce
roman faire du tourisme. Il est des limites souhaitables à la description littéraire. La routine réelle
est bien trop ennuyeuse et la grande souffrance trop insupportable pour qu'il soit permis à l'écrivain
de les faire vraiment ressentir. Il conviendra d'édulcorer, de symboliser, d'évoquer.
Quoi qu'il en soit, ni le juriste ni l'écrivain ne sauront jamais attraper la réalité. À l'un
s'opposent les déformations de la preuve et du prétoire, à l'autre les troubles de la mémoire et
de la sensibilité et aux deux les fourberies du langage. Faudrait-il alors conseiller la littérature
au juriste comme on lui conseille de visiter un cousin, pour sa proximité ? Faudrait-il tenter de
le convaincre en lui montrant qu'on peut à l'envi trouver la trame de romans dans des espèces
juridiques et quantité de cas d'espèce dans des romans ? Je ne le crois pas. Ces proximités sont
illusoires. Seuls de vagues silhouettes sont communes. Et la citation répétée d'un Stendhal, laudateur
de la langue du Code civil, ne dupe plus personne : une seule page de Légifrance suffirait à
gâcher un roman. Et aucun arrêt n'est là pour faire du roman. Les réalismes impératifs et limités
de ces deux mondes ne sont pas les mêmes, pas du tout !
Aux antipodes de la littérature, dont c'est l'objet premier, le droit est censé ne pas faire de
sentiments. Il doit s'appliquer également à celui qui pleure et à celui qui ne pleure pas, si leurs
situations juridiques sont les mêmes. La justice requiert l'objectivité. L'abstraction définit les
« règles de droit ». À tort au demeurant, car l'abstraction est tout aussi nécessaire aux faits. Pour
mieux se glisser dans leurs qualifications, ceux-ci se pensent et s'écrivent stéréotypés. Un plaideur
qui s'égare à vouloir décrire la réalité de sa situation doit être rappelé à l'ordre : « restons-en
aux faits ! », aux faits juridiques, aux faits abstraits. Le droit ni le juge ne peuvent ni ne doivent
sonder les reins et les cœurs. Le sensible est fermement exclu de la motivation. Comme le dit
l'article 12 du Code de procédure civile, « le juge tranche le litige conformément aux règles de
droit qui lui sont applicables ». Lorsque Jean Genet écrit « on peut se demander pourquoi les
cours condamnent un assassin si beau qu'il fait pâlir le jour »1
grise, mais juste.
, il trouve là une réponse, toute
Cette insensibilité impérative du droit est une norme, une norme sur la production de norme,
une norme secondaire dirait H.L.A. Hart2
. Heureusement ou malheureusement, cette norme
souffre, comme bien d'autres, de gros problèmes d'effectivité. Le sensible inonde ostensiblement
les plaidoiries et il fonde discrètement les jugements comme la doctrine. La pratique du droit
contient de quoi rassurer en partie Jean Genet : le droit n'est pas si froid, même si c'est souvent
pour le pire. Dans le monde réel, les juges condamnent difficilement un délinquant bien habillé,
bien éduqué, bien né, qui peut-être ne fait pas pâlir le jour mais fait tout de même partie du beau
monde. La haute délinquance fiscale ou sociale d'un chef d'entreprise ne mérite pas l'enfermement.
Au plus, lorsque les morts s'accumulent, comme dans l'affaire de harcèlement de masse de
1. Jean Genet, Le condamné à mort, Fresne sept. 1942.
2. Sur la notion de règles secondaires, v. H. L. A. Hart, Le concept de droit (The Concept of Law), trad. fr, Facultés universitaires
Saint-Louis, 1976, p. 103-125.
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Droit & Littérature - Numéro 7

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