Revue Droit & Littérature - Revue Droit & Littérature N°7-2023 : Notre Péguy - 251

L'ENTRETIEN
qui représentait un futur ambigu où
les éléments naturels seraient devenus
des sujets de droit. À chaque fois, vous
accordez une importance particulière à
l'écoute et à la pluralité des voix. Quelle
place tiennent la performance et le
théâtre dans votre travail ?
Camille de Toledo : J'aime passer d'un
langage à l'autre, circuler entre les genres. C'est
inséparable d'une recherche, et aussi, de ce que
j'appelle l'expérience : faire l'expérience de
l'écriture. La performance, c'est mon « gueuloir
», un effort pour mettre en voix, éprouver
le texte. Il s'agit toujours de sortir d'une pure
expérience textuelle ou livresque pour s'ouvrir
au corps, à un espace vivant, physique.
J'ai suivi une triple formation : des études
de droit, de sciences politiques et d'histoire, de
littérature. En parallèle, j'ai toujours eu une
pratique de photographie et de vidéaste. Je
vois donc assez spontanément l'espace social,
comme un espace performatif et narratif : il y a,
si vous voulez, une théâtralité de la politique, du
droit, des institutions, de leurs formes rituelles
qui m'intéresse. Et il me semble qu'un des rôles
de cette espèce de « chamanerie » qu'est l'art,
c'est de produire des déplacements ; proposer
un travestissement de ce qui est donné pour
faire l'expérience d'autres formes d'organisation,
d'autres écritures du monde.
La performance Les Témoins du futur est le
« spin-off » d'une pièce en deux actes sur la
chute de l'Union européenne. Elle repose sur
un pacte anticipatoire : en 2030, tous les éléments
de la nature en Europe ont accédé au
Bergon) et le Théâtre de la Cité (Toulouse) sur deux saisons en
2017 et 2018. Les Témoins du futur est écrit comme un reportage
dans l'avenir, en 2050, après que l'ensemble des entités de la
nature ont acquis le statut de sujet de droit. Le texte est inspiré
des écrits du juriste Christopher Stone qui, dès 1972, imagina
une reconnaissance juridique des arbres, en l'occurrence, des
séquoias.
statut de sujet de droit à la faveur d'un événement
historique singulier. Et le texte est écrit
vingt ans après, en 2050. C'est un reportage
dans l'avenir où j'essaie d'imaginer les conséquences
d'une loi octroyant la personnalité
juridique aux éléments de la nature. Que penseraient
les enfants nés vingt ans après le vote
d'une telle loi ? De quelle espèce de monde
auraient-ils la charge ?
L'hypothèse narrative des Témoins du futur
s'inspire de l'histoire du droit. Je pense à ce que
l'on sait de la modification de la Constitution
qui a donné des droits égaux à tous les citoyens
en mettant fin à l'esclavage aux États-Unis ;
puis aux « lois Jim Crow », de triste mémoire,
qui ont maintenu la ségrégation. J'avais aussi
en tête la loi sur l'avortement et les luttes,
jusqu'à aujourd'hui, afin que la loi soit respectée
et maintenue.
À propos du devenir sujet des éléments de
la nature, il y a actuellement des voix qui s'y
opposent, qui ne sont d'ailleurs pas forcément
conservatrices. On peut avoir peur, en effet, dans
la perspective de l'éthique environnementale,
que cette maille juridique étende son emprise,
que cette personnalisation aboutisse à un nouvel
assaut de l'administration sur les non-humains.
Ce sont des objections que l'on sent aussi dans
le livre, Le fleuve qui voulait écrire. L'approche la
plus incontestable reste celle de la « libération »
des entités de la nature de l'emprise humaine.
Mais sur ce chemin, le statut de sujets de droit
reste une voie très intéressante. Avec cette performance,
je voulais que les spectateurs puissent
imaginer ces nouveaux droits de la nature, mais
aussi le malaise que cela pourrait susciter. Que
se passerait-il si on s'orientait vers des institutions
que je nomme « perspectivistes »4
? Vers un
4. Dans Le fleuve qui voulait écrire, le terme est bien distingué :
entre le « perspectivisme amazonien », décrit par l'anthropologue
Viveiros de Castro, et le « perspectivisme juridique »
qui naîtrait d'une reconnaissance comme sujets des éléments de
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