Revue Droit & Littérature - Revue Droit & Littérature N°7-2023 : Notre Péguy - 256

L'ENTRETIEN
qui se met à l'écoute de la fragilité. De même,
dans Le fleuve qui voulait écrire, c'est une entité
condamnée au silence, la rivière, qui entre
dans le champ de la parole. Il faut comprendre
qu'il y a un fond juridique à cette vision de
l'histoire. On juge le temps passé au nom des
morts. Des êtres et des entités ont été condamnés
au silence et c'est la dignité du droit de les
faire accéder à la voix, à la parole.
RDL : Ça me fait penser à cette analyse
que vous avez, qui part notamment
de votre lecture de Christopher Stone11
:
quand les entités traitées comme des
« objets » deviennent « sujets » ...
Camille de Toledo : En effet, on pourrait
lire toute l'histoire de notre modernité comme
la progressive reconnaissance de la pluralité
des sujets du monde. Il y a cette ligne très forte
que l'on apprend, dans les études de droit : la
summa divisio, qui tranche entre les sujets et les
objets.
J'en parle dans un autre chapitre d'Une
histoire du vertige, le livre qui vient de paraître.
Au xvie
siècle, suivant le perspectographe de
Dürer et l'invention de la perspective, un sujet
humain prend l'ascendant. C'est un homme de
la Renaissance, qui regarde, mesure, ordonne ;
au moment où il s'affirme,
Camille de Toledo : Nous sommes les
héritiers des destructions du xxe
siècle. Il y
il capture le lieu
d'énonciation. Et les éléments du paysage, mais
aussi les femmes, les êtres humains d'autres
civilisations, sont relégués du côté des objets.
Ce moment d'affirmation du sujet, à la Renaissance,
est indissociable d'un processus d'objectivation.
On débat alors pour savoir si les Indiens
ont une âme. C'est le début de l'esclavage. Or,
l'Histoire, depuis ce rapt, avance par le relèvement
des êtres traités comme objets. Il faut à
11. Christopher Stone, « Should Trees Have Standing ? Toward
Legal Rights for Natural Objects », dans Southern California Law
Review, n° 45, 1972, p. 450-501.
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a, chez moi, cette continuité, de Le hêtre et le
bouleau, essai sur la tristesse européenne à Thésée,
sa vie nouvelle. Et l'éthique, comme le droit,
avec les concepts de crime contre l'humanité
et de génocide, ont cherché à se relever
de ces destructions en consacrant la
silhouette humaine : c'est-à-dire, en tentant
de dresser un temple autour de la vie
humaine. Cependant, voilà plus de cinquante
ans que nous documentons un autre crime,
celui perpétré contre la nature. Et ce que je
m'emploie à faire, c'est de penser ces deux
crimes ensemble, à partir de nos fragilités, de
nos dépendances. Je cherche à relier la silhouette
humaine avec nos milieux, avec les
autres formes de vie. Bien souvent, la tradition
humaniste a eu tendance à isoler l'être
humain, à le mettre au-dessus, au sommet
de la hiérarchie ontologique. Mais ce qui est
vraiment à penser, c'est l'inverse : c'est la profonde
solidarité entre nos corps humains et le
corps du monde. On le voit dans l'apparition
des droits bio-culturels, qui font le lien entre
les populations humaines et leurs milieux.
chaque fois lutter pour que le lieu d'énonciation
soit mieux partagé. C'est ce que notre époque
essaie de faire en donnant des droits aux entités
de la nature.
RDL : Pouvez-vous ici parler de la
façon dont vous liez, dans votre travail,
l'histoire de la destruction humaine
et l'histoire de la destruction de la
nature ? C'est une singularité, car bien
souvent, on trouve dans les arguments
de ceux qui s'opposent à la personnalisation
juridique des entités naturelles
l'idée qu'il faut à tout prix maintenir la
distinction entre les sujets humains et
les choses...
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