Revue Droit & Littérature - Revue Droit & Littérature N°7-2023 : Notre Péguy - 268

Chroniques
réclamé par plusieurs familles, l'on songe bien évidemment au Colonel Chabert de Balzac3
Chabert, colonel de l'armée impériale de Napoléon Ier
. Hyacinthe
, a été déclaré mort lors de la bataille d'Eylau en
1807. Sa veuve Rose hérite de son patrimoine, puis se remarie avec le comte Ferraud, qui ambitionne
bientôt une carrière politique sous la Restauration. Dix ans après son décès, Chabert réapparaît, révélant
dans des pages poignantes comment il a survécu à la bataille. Il va alors consulter un avoué, M. Derville,
pour savoir comment retrouver sa femme et ses biens. L'avoué, prudent, lui suggère de transiger afin
d'éviter tout scandale. Chabert ne le souhaite pas. « Il faudra peut-être transiger, dit l'avoué. Transiger,
répéta le colonel Chabert. Suis-je mort ou suis-je vivant ? ». Il est alors confronté à son épouse qui se
révèle mielleuse et découvre sa véritable nature lorsqu'il apprend par hasard qu'elle essaye de se débarrasser
de lui. Il finira réduit à la misère dans un asile.
Le surgissement de ce fantôme est l'occasion de revenir sur des thèmes classiques du droit privé. Celui
du droit et du fait comme le souligne le préfacier de l'ouvrage. « Chabert croit pouvoir s'appuyer sur son
droit (...) il se voit contraint au renoncement par la puissance objective du fait ». Le fait est que Chabert
a tout perdu : sa femme, son patrimoine, ses idéaux politiques... L'empire cède, en effet, sa place à une
Restauration gouvernée par la cupidité. « Mais monsieur, la comtesse Ferraud n'est-elle pas ma femme !
Elle possède trente mille livres de rente qui m'appartiennent, et ne veut pas me donner deux liards.
Quand je dis ces choses à des avoués, à des hommes de bon sens ; quand je propose, moi, mendiant
de plaider contre un comte et une comtesse, quand je m'élève moi, mort, contre un acte de décès, un
acte de mariage et des actes de naissance, ils m'éconduisent, suivant leur caractère (...) J'ai été enterré
sous des morts, mais maintenant je suis enterré sous des vivants, sous des actes, sous des faits, sous la
société tout entière, quoi veut me faire rentrer sous terre ». Un peu plus loin « L'on m'a cru mort, me
voilà ! Rendez-moi ma femme et ma fortune, donnez-moi le grade de général auquel j'ai droit ». L'une
des questions juridiques classiques découlant de l'absence ou de la disparition est celle de savoir ce
qu'il advient des biens ou du mariage à la suite du retour de la personne. Précisons que la situation de
Chabert correspondait plutôt à la situation de la disparition que de l'absence, une institution qui n'existait
pas au moment des faits relatés par Balzac. Quoi qu'il en soit, lorsque l'absent (ou le disparu) revient,
il doit demander l'annulation du jugement déclaratif d'absence4
(ou la nullité de l'acte de décès). Ce que
le colonel Chabert s'efforce de faire. Les héritiers doivent restituer les biens dans l'état où ils se trouvent
(le prix de ceux qui ont été aliénés lorsqu'il y a eu vente mais non les revenus lorsqu'il y eut location).
Le colonel Chabert n'aurait pas retrouvé sa femme, en revanche, car selon l'article 132 du Code civil, le
mariage demeure dissous. L'avoué se montre très prudent vis-à-vis des demandes de Chabert. Il attire
son attention sur le fait que les juges ne jugeront point en droit mais en opportunité. Ils s'attacheront
à la « bonne » foi des « contractants » du second « mariage », preuve que le mariage n'était pas à cette
époque réductible à l'institution publique à laquelle certains voulaient l'enfermer5
. « Admettons qu'il
soit reconnu promptement par la justice que vous êtes le colonel Chabert. Savons-nous comment sera
jugée la question soulevée par la bigamie fort innocente de la comtesse Ferraud ? Dans votre cause,
le point de droit est en dehors du Code et ne peut être jugé par les juges que suivant les lois de la
conscience comme fait le jury dans les questions délicates que présentent les bizarreries sociales de
quelques criminels ». Constatant que sa femme a eu deux enfants et lui aucun, l'avoué déclare : « les
juges peuvent déclarer nul le mariage où se rencontrent les liens les plus faibles au profit du mariage qui
en comporte de plus forts, du moment où il y a eu bonne foi chez les contractants ». Chabert finit donc
dans un établissement spécialisé, déchu et acide. Derville, à la fin du livre, le reconnaît assis sur la souche
d'un arbre au bord d'une avenue. « Bonjour Colonel Chabert, lui dit Derville. Pas Chabert ! Pas Chabert !
3. Balzac, Le colonel Chabert, Folio classique, 1999, préface P. Barbéris, annoté par P. Berthier. La littérature contemporaine poursuit
ces histoires d'absence et de disparition comme en témoigne L'homme qui voulait vivre sa vie de Douglas Kennedy.
4. Voir, pour la disparition qui correspond plus à la situation du colonel Chabert, l'article 92 du Code civil.
5. Le mariage est-il un contrat ou une institution ? Le débat est classique. Sur la thèse du mariage-institution, voir l'historien
Charles Lefebvre, « Le mariage civil n'est-il qu'un contrat ? », RHD, 1902, p. 300.
268 Droit & Littérature - Numéro 7

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