Revue Droit & Littérature - Revue Droit & Littérature N°7-2023 : Notre Péguy - 30

Le thème
« Il est effrayant, mon ami, de penser que
nous avons toute licence, que nous avons
ce droit exorbitant, que nous avons le droit
de faire une mauvaise lecture d'Homère,
de découronner une œuvre du génie, que
la plus grande œuvre du plus grand génie
est livrée en nos mains, non pas inerte mais
vivante comme un petit lapin de garenne. Et
surtout que la laissant tomber de nos mains,
de ces mêmes mains, de ces inertes mains,
nous pouvons par l'oubli lui administrer
la mort. Quel risque effroyable, mon ami,
quelle aventure effroyable ; et surtout quelle
effrayante responsabilité »1
.
Être péguyste c'est avoir cela à l'esprit.
Quelle responsabilité mais aussi quelle aventure
! Car entrer dans une telle œuvre c'est la
certitude, aussi heureuse que celle éprouvée
avec Montaigne, d'être accompagné toute une
vie par le plus précieux compagnon.
Et puis être péguyste - voici le deuxième
niveau de lecture - c'est aussi s'orienter d'une
certaine manière dans la société. L'attachement
de Péguy à la liberté, à la vérité et à la
justice - son triptyque fondamental - explique
autant son œuvre profonde et intense que son
rapport au monde. De ces valeurs portées au
plus haut, on tire une exigence. Il n'est évidemment
pas toujours facile d'en être digne.
Péguy lui-même avait ses faiblesses malgré son
intransigeance. Mais il a toujours suivi la même
boussole, dans son engagement dreyfusard,
dans sa rupture avec le socialisme qu'il juge
dénaturé, dans son retour vers le christianisme
et dans son amour de la patrie, selon une « certaine
idée de la France » suivant l'expression
1. Clio. Dialogue de l'histoire et de l'âme païenne, Pl. III, p. 1177 (Les
références aux œuvres de Péguy sont, avec mention du titre de
l'œuvre, pour la prose dans l'édition de Robert Burac des Œuvres
en prose complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade » :
T. I, 1987 ; T. II, 1988 ; T. III, 1992, avec les abréviations suivantes
selon les tomes : Pl. I, Pl. II, et Pl. III).
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Droit & Littérature - Numéro 7
d'un péguyste célèbre. Ce n'est pas toujours
simple d'être péguyste selon cette deuxième
acception. Je ne suis pas même certain que cela
soit absolument possible. Il faut le voir comme
une espèce d'asymptote vers laquelle tendre.
Au quotidien, quand on travaille par exemple
dans le monde politique ou celui du droit, mais
ailleurs tout autant, il faut accepter la difficulté
d'être à la hauteur des exigences d'un Péguy. Il
faut composer avec le réel, que Péguy ne rejetait
pas d'ailleurs. Il n'était en rien un idéaliste.
La lecture de l'œuvre de Péguy pousse vers toujours
plus d'exigence. Face à l'événement, qui
est notre maître intérieur pour reprendre les
termes très péguystes d'Emmanuel Mounier,
Péguy nous oblige à nous rehausser à un niveau
qui induit une forme ultime, si ce n'est radicale,
de dignité. Et ce rapport à la dignité est aussi
une autre manière de considérer l'altérité. Voir
en l'autre la dignité parfois malmenée, sous
les coups de la misère notamment, c'est être
péguyste. Et c'est ce qui peut justifier que l'on
puisse, comme je le fais, se revendiquer comme
tel, avant-tout.
Péguy est un auteur qui peut structurer
une existence, comme peu d'écrivains en sont
capables. Il est pour moi - mais chacun ses références
- sur le même pied que Montaigne. Si
différents soient-ils - et le parallèle n'a guère de
sens objectivement, en dehors de cette écriture
qui suit, chez les deux, le flux de conscience -
ils sont de la même eau. Et c'est mon droit souverain
de lecteur non pas de les découronner
pour reprendre les termes de Péguy, mais de
les réunir.
Péguy ouvre la voie certes, mais sans facilité.
Il a une vision dure du monde. Il ne cherche pas
l'unanimisme. Il crée des angles pour mettre en
lumière la réalité sociale. Il pense contre son
camp ce qui n'est pas facile. Il croit en une
hygiène mentale qui refuse le confort intellectuel.
Il lutte contre le prêt-à-penser dont nous
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