Revue Droit & Littérature - Revue Droit & Littérature N°7-2023 : Notre Péguy - 37

Le thème
L'œuvre de Péguy est un continent, dont la
traversée est une aventure, c'est un fait. Si les
universitaires
l'étudient scrupuleusement, la
décortiquent, leur méthode n'est pas la seule
possible. Il faut aussi le prendre avec soi et rester
au plus près de ce qu'il écrit. Il faut trouver
des résonances en soi. On doit, mais ce n'est
pas facile, accepter de se tromper de bonne foi
en le lisant. Parfois il peut nous sembler manquer
de clarté, il peut paraître être en contradiction
d'une page à l'autre. La dialectique
française est là. Ses contradictions ne sont pas
des incohérences.
RDL : Le poète académicien Pierre
Emmanuel écrivait que pour « partager
la démarche spirituelle de Péguy, il
faut avoir échappé soi-même à l'habitude
des idées toutes faites, du réel tout
fait : aux enchaînements trop visibles,
aux ficelles de l'efficacité immédiate ;
à cette paresse du cœur et de l'intelligence
qui veut que la vraie réalité soit
à l'extérieur. Il faut croire soi-même et
confesser que l'apparence des choses
n'est qu'une fonction de leur mystère :
que le réel est l'acte et le lieu d'une
participation mystique, dont le visible
est un pointillé incomplet, l'invisible
la trame vivante ». Comment s'assurer
que Péguy et sa pensée survivent à
certains travers de notre époque intellectuelle
? Quelles sont les qualités
intellectuelles et spirituelles à sauvegarder
pour que Péguy demeure encore et
toujours accessible, par-delà sa terrible
sentence : nous sommes des vaincus ?
Il avait l'exigence d'une langue juste,
mais sa langue est complexe : comment
le lire ?
Éric Thiers : Précisément. Péguy est
inquiétant. Lisons-le : « Bien nous placer dans
l'axe de détresse pour prendre le mal dans sa
pleine justesse »15
. Axe de détresse, la formule
est lourde, le programme n'est pas simple. Il
faut donc être assez fort pour lire Péguy, tout
en assumant une part de faiblesse aussi. Chez
lui le plus fort a d'ailleurs toujours besoin du
faible. Il faut s'y tenir, « viser haut et se tenir
droit » selon la formule du Général de Gaulle
dans les premières pages des Mémoires de guerre.
C'est alors s'engager aussi vers une forme
d'espérance. Une espérance qui est chrétienne,
bien sûr, mais pas exclusivement. Péguy nous
invite à cette exigence, par-delà les moments
de bravoure que sa lecture impose.
L'œuvre de Péguy n'est pas un réconfort en
soi, mais c'est réconfortant de le trouver, de le
savoir là. Péguy, comme Montaigne, est plus
intelligent que nous, plus créatif, plus lucide
et visionnaire. Même si le mot est galvaudé,
c'est, pour moi, un génie. C'est la seule explication
que j'ai trouvée pour expliquer, après
trente ans d'intimité, cette vie courte et cette
œuvre immense. Quatre mille pages de Pléiade
en quinze ans, avec ce niveau d'intuition, de
qualité littéraire, c'est à peine imaginable.
Mais c'est à portée de moi, de vous, de tous, à
portée humaine. C'est en cela qu'il est réconfortant.
Et ce verbe qu'il nous a légué, cette
humanité singulière qu'il a fait monter à l'universel,
c'est la manière qu'a trouvée Péguy
d'être fraternel.
La langue de Péguy donne parfois le sentiment
d'être une langue automatique, écrite
sous la dictée de quelque chose qui l'habite
voire même le dépasse. C'est déstabilisant, c'est
vrai. Il faut se souvenir avec Jean-Pierre Sueur
que Péguy reprenait pour son compte ce que
Victor Hugo avait dit à propos de sa manière
15. La tapisserie de Notre-Dame, in Œuvres poétiques et dramatiques, édition
établie sous la dir. de Claire Daudin, avec la collaboration
de Pauline Bruley, Jérôme Roger et Romain Vaissermann, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 1159.
Droit & Littérature - Numéro 7 37
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