Revue Droit & Littérature - Revue Droit & Littérature N°7-2023 : Notre Péguy - 41

Le thème
Ambitions et contradictions de la fraternité
présente
La fraternité est partout aux Cahiers, dans les articles de presse divers que la revue reproduit,
dans les textes liés aux Universités populaires ou au monde de l'enseignement, ou encore dans
les différents comptes rendus de congrès socialistes que Péguy propose à ses lecteurs. Elle y joue
un rôle de premier plan, qu'elle soit thématisée comme telle ou qu'elle apparaisse via des formules
de politesse conventionnelles comme « Salut et fraternité » et autres. Elle opère à toutes
les échelles : fraternité d'armes entre militants, communautés de travail, de misère ou de souffrance,
rapprochements entre ouvriers et intellectuels grâce aux Universités populaires, union
des « frères séparés » d'Alsace et de Lorraine à la France, au nom de la fraternité nationale, mais
aussi fraternité ouverte sur le monde et que la France incarnerait à travers les âges, ou encore,
plus vaste encore, fraternité internationale illimitée entre ouvriers, entre socialistes, entre démocrates,
entre êtres humains.
L'internationalisme est le registre dans lequel le lexique fraternel apparaît le plus fréquem».
On fait appel à la fraternité pour surmonter les frontières nationales
». Or ces peuples tourmentés sont
ment, la « fraternité internationale des ouvriers » n'étant que la version avancée de la vieille
« fraternité des peuples10
entre travailleurs ou pour exprimer des convictions pacifistes, telles celles de Gustave Hervé,
de Charles Richet ou de Romain Rolland. Les Cahiers veulent faire entendre la voix de « frères
inconnus qui luttent contre l'exil, la faim, la prison, la mort11
eux-mêmes régulièrement décrits comme de petites « fraternités », unies dans la souffrance
- ainsi des Arméniens, des Macédoniens, des Polonais et surtout des Juifs. La souffrance est
donc deux fois source de fraternité : entre ceux qui souffrent, et que cette expérience de la souffrance
a unis les uns aux autres, et entre celui qui souffre et celui qui ne souffre pas, mais que
le spectacle de la souffrance a rendu « fraternel » - seconde fraternité qui n'est pas forcément
réciproque, elle.
C'est dessiner inévitablement deux limites à cette ouverture fraternelle pourtant généreuse :
d'une part, toute fraternité universelle rencontre dans son geste fraternel des sous-ensembles qui
se dérobent à elle, des fraternités plus fermées, entre ceux qui souffrent et dont la misère a réduit
l'horizon ; d'autre part, ce qui fonde cette fraternité, ouverte ou fermée, humaine ou nationale,
c'est la souffrance et la misère, lesquelles ne sauraient, par leur nature, fournir un principe durable,
une fondation solide à la fraternité humaine. Apparaît ici une contradiction logique inhérente au
sentiment fraternel lui-même : ce qui suscite ce sentiment, c'est ce que ce sentiment veut faire disparaître.
La fraternité ne s'élève que devant ce qui la scandalise, elle est provoquée précisément
par ce qui l'empêche, « fraternité de l'esclavage » ironiquement célébrée par Swift dans le Cahier
que lui consacre Henriette Cordelet12
.
10. La Consultation internationale, Paris, Cahiers de la quinzaine (désormais abrégés CQ), I-5, 1900, p. 65.
11. Pierre Quillard, cité par Charles Péguy, Les Élections, dans Œuvres en prose complètes, éd. R. Burac, Paris, Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade », 1987-1992, T. I, p. 975 ; désormais abrégé OPC, suivi du numéro de volume.
12. Jonathan Swift, lettre à F. Atterbury, 18 avril 1716, citée par Henriette Cordelet, Swift, CQ VIII-13, 1907, p. 62-63.
Droit & Littérature - Numéro 7 41

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