Revue Droit & Littérature - Revue Droit & Littérature N°7-2023 : Notre Péguy - 46

Le thème
Dans la pièce suivante de Rolland, Le 14 Juillet, la fraternité est toujours présente, dans le
discours de Desmoulins encore, mais aussi dans celui de l'abbé Fauchet, dans les danses et dans
les fêtes, et surtout dans la bouche de Lazare Hoche, qui incarne une fraternité plus militaire,
à la fois fraternisation entre « frères du peuple » et « frères soldats39
», et fraternité combative,
violente s'il le faut, sur le champ de bataille, qui se maintiendra telle jusqu'à l'obtention d'une
troisième fraternité, celle-là universelle et pacifique. L'adresse du général Hulin à la Liberté rend
bien compte de ce nœud de contradictions :
Nous conduirons ton char, au milieu des batailles, par le sabre, par le canon, vers l'Amour,
vers la Fraternité du genre humain. - Frères ! tous frères ! tous libres !
Par la violence et la mort, vers la fraternité future : la fin justifie les moyens, donc, même lorsque
ceux-ci contredisent directement celle-là. De plus, la contradiction se complique ensuite par la
succession des vocatifs : « Frères ! », sans adjectif, dit bien l'apostrophe aux soldats alentour, la fraternité
combattante au présent, mais le « tous frères ! » qui suit indique plutôt un souhait, la proclamation
d'un horizon pas encore atteint, humanité intégralement émancipée et réconciliée avec
elle-même, par-delà toutes les guerres, même et surtout celle-ci. Telle est la fraternité révolutionnaire
selon Romain Rolland, partout et nulle part à la fois, aussi envahissante que contradictoire,
se dévoilant et s'annulant dans un même geste.
Un troisième Cahier de Rolland s'intéresse encore à la fraternité révolutionnaire, de manière plus
indirecte, mais avec les mêmes ambiguïtés : celui qu'il consacre au « Théâtre du Peuple », inscrit
dans la continuité de différents projets révolutionnaires. Seulement, par un choix qui n'a rien
d'anodin, l'un des tout premiers textes que reproduit Rolland en annexe pour illustrer l'ambition
fraternelle de la Révolution est un discours à Convention prononcé par Marie-Joseph Chénier,
selon qui les fêtes nationales doivent encourager « la seule religion universelle, qui apporte la paix
et non le glaive, qui fait des citoyens et non des rois ou des sujets, des frères et non des ennemis40
».
Rolland s'abstient de commentaire, mais le lecteur sait bien que quelques mois plus tard, le frère
de Marie-Joseph, précisément, le poète André Chénier, sera guillotiné. Cette mort, tout au long
du xixe
siècle, a formé l'un des emblèmes les plus éloquents de la Révolution comme fratricide :
on ne cite pas innocemment des éloges de la fraternité prononcés par Marie-Joseph Chénier, Caïn
malgré lui, peut-être, mais Caïn tout de même.
Les ambiguïtés de la Révolution française se recomposent ensuite dans le souvenir de 1848, où
la transformation de la fraternité en fratricide opère davantage en diachronie, dans le passage de
Février à Juin. Or 1848 est sans doute, de toutes les secousses révolutionnaires, la plus présente
aux Cahiers de la quinzaine, plusieurs numéros portant directement sur la pensée sociale des années
1830-1840 - ainsi d'un Cahier entièrement consacré à Edgar Quinet, en 1903 - ou sur les événements
révolutionnaires de 1848 et sur la Deuxième République - en 1904, les Cahiers font reparaître
le récit de Louis Ménard, Prologue d'une révolution ; en 1907 ils accueillent une étude de Robert
Dreyfus intitulée Quarante-huit, et en 1910, le premier volume des archives Milliet, dont le récit
39. Romain Rolland, Le 14 Juillet, CQ III-11, 1902, p. 119.
40. Marie-Joseph Chénier, discours prononcé à la Convention nationale le 15 brumaire an II (5 novembre 1793), reproduit par
Romain Rolland, Le Théâtre du Peuple, CQ V-4, 1903, p. 157.
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Droit & Littérature - Numéro 7

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